Oops! Aucun résultat
Laurence LessigSociété
Par Jalal Kahlioui

CLIQUE TALK : Lawrence Lessig, penseur du web et professeur à Harvard, parle d’Edward Snowden et de libertés

Lawrence Lessig, l'un des penseurs du web les plus respectés, était à Paris il y a quelques jours pour présenter le film "Meeting Snowden". Ce documentaire raconte sa rencontre avec l'Islandaise Birgitta Jonsdottir (fondatrice du Parti pirate), et Edward Snowden, le lanceur d'alerte qui a révélé, entre autres, les pratiques secrètes de surveillance du gouvernement américain. Pour Clique, Lawrence Lessig revient sur cette rencontre, son engagement politique et le rôle des journalistes face au développement des Fake News.

Lawrence Lessig est l’un des pionniers de la pensée du web. Mondialement respecté pour son travail en matière de liberté d’expression et de surveillance, l’homme est professeur de droit à Harvard et y dirige un centre d’études spécialisé dans les questions de corruption. Il a par ailleurs conseillé Bernie Sanders lors de la dernière campagne des primaires démocrates aux États-Unis, avant de se présenter lui-même à cette élection. Référence internationale en terme de défense des valeurs du web, il est notamment à l’origine des Creative Commons, les licences permettant la libre diffusion des productions artistiques et culturelles sur le web, qu’il a conçues avec son ami Aaron Swartz, héros tragique de la lutte pour un web plus libre.

En décembre 2016, Lessig s’est rendu à Moscou pour rencontrer Edward Snowden. Rappel rapide : ancien prestataire pour la NSA, l’agence américaine de renseignement, Edward Snowden a découvert que cette agence et plusieurs autres se livraient à des pratiques d’écoute et de surveillance massives. Effaré par cette découverte, il décide de télécharger des données qui prouvent ces partiques et de les révéler à des journalistes. Le gouvernement américain l’accuse alors d’espionnage, de vol et d’utilisation illégale de biens gouvernementaux. Snowden s’est, depuis, réfugié en Russie. Pour certains, il est un héros ; pour d’autres, un traître.

Clique : Quelle a été votre première réaction quand vous entendu parler d’Edward Snowden ?
Lawrence Lessig : La première fois que j’ai entendu parler de lui, j’étais sceptique sur sa personne. Je me méfiais de son personnage. Mais après ce moment de doute, toutes les choses que j’ai pu lire sur lui, ou les interactions que j’ai eues directement avec lui, m’ont confortées dans l’idée que…

Edward Snowden est un penseur sérieux, équilibré, tempéré sur de nombreux sujets, et pas uniquement sur les questions de sécurité.

Comment êtes-vous entré en contact avec lui ?
À l’origine, j’étais entré en contact en 2015 avec son avocat pour lui demander une interview Skype pour mes étudiants d’Harvard. Puis Flore Vasseur, la réalisatrice du film, m’a demandé si je pouvais aller en Russie pour le rencontrer, avec Brigitta Jonsdottir. J’étais évidemment très excité à l’idée de le faire.

En octobre 2014, Lawrence Lessig avait organisé une interview entre lui et Edward Snowden, diffusée en direct à Harvard. 

Quelle est la nature de votre relation ?
Je n’irais pas jusqu’à dire que nous avons une relation. Je dirais simplement que je suis un admirateur, que j’ai étudié tout ce qui a été écrit sur lui, que je l’ai rencontré une fois, et qu’on s’est parlé quelques fois…

À chaque apparition, Edward Snowden impressionne par le calme de son attitude. Comment vous l’avez trouvé ?
Ses manières et son caractère reflètent bien le fait que c’est une personne calme. On peut le voir dans le film Citizenfour (NDLR : sorti en 2014, Citizenfour est un documentaire de Laura Poitras qui retrace le parcours et la première apparition de Snowden ; le film a gagné l’Oscar du Meilleur Documentaire en 2015) : on est au milieu d’une pression extraordinaire, dans cette chambre d’hôtel de Hong Kong, et il garde toujours une vision équilibrée des choses.

Bande-annonce du film Citizenfour

Comment pouvez-vous décrire le mythe d’Edward Snowden ?
À vrai dire, il y a deux mythes d’Edward Snowden. Il y a une légende qui disait que c’était un espion des Russes, et qu’il agissait au cœur de l’État américain au bénéfice des Russes. Ce mythe était irrésistible quand les États-Unis étaient gouvernés par Barack Obama, qui était en conflit avec la Russie. Maintenant que notre Président est un allié des Russes, cette explication n’est plus très claire…

Le mythe auquel je crois est le suivant : c’est un homme qui a été conduit à faire ce qu’il pensait être juste, comme l’a fait mon ami Aaron Swartz (NDLR : Swartz était un jeune génie et activiste du numérique ; il a participé à la création des flux RSS et, avec Lessig, des Creative Commons).

Et je pense que ce geste mérite le respect. Même si vous n’êtes pas convaincus que son acte est juste, nous devons encourager les gens qui ont le courage d’agir pour le bien malgré les menaces qui pèsent sur eux. Snowden m’a dit un jour qu’Aaron Swartz était un exemple pour lui, et que cela l’a aidé à faire ce qu’il a fait.

Aaron Swartz Lawrence LessigLawrence Lessig était l’un des proches d’Aaron Swartz, un des génies les plus précoces du Web. Alors qu’il n’a que treize ans, Swartz participe à l’élaboration de ce qui deviendra les flux RSS. Son ambition : mettre à disposition l’information pour tous de manière gratuite. Dans cette optique, il détourne en 2010 l’une des bases de données scientifiques du MIT (Massachusetts Institute of Technology). On ne saura jamais s’il voulait la mettre en libre accès ou l’utiliser pour ses recherches : poursuivi par le FBI, le jeune homme se suicide en 2013, à l’âge de 26 ans. 

En tant que juriste, vous avez déploré le manque de soutien témoigné par vos confrères concernant le sort d’Edward Snowden. Selon vous, quelle est la principale raison de ce manque de courage ?
Les avocats vivent dans un environnement très compétitif et sont très soucieux de leur réputation, qu’ils ne veulent pas sacrifier. Par exemple, prenons l’élection de Donald Trump : ce sont des personnes qui auraient dit « Donald Trump est l’apocalypse ». Mais quand vous leur demandez de faire quelque chose pour empêcher ça, ils vous répondent « non je ne peux faire ça, c’est trop controversé ». Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire que des gens ont été faibles face à de sérieuses menaces morales, mais c’est toujours surprenant quand ça arrive…

Vous étiez l’un des conseillers de Bernie Sanders avant de devenir vous-même candidat aux primaires démocrates, sans succès. Faut-il être en dehors des institutions politiques pour être à même de délivrer un message de changement politique structurel ?
Snowden a eu une belle métaphore pendant notre rencontre : prenez une table sur laquelle les sujets dits « sérieux et autorisés » seraient débattus. Toutes les idées qui se trouveraient en dehors de cette table feraient de vous un illuminé. Or cette table ne cesse d’être tronquée, et les choses dont on a besoin de parler pour changer le système se retrouvent en dehors de la table. Je suis assez d’accord avec ça. Nous devons trouver un moyen de remettre ces sujets sur la table, d’influer sur cette folie pour mettre en place un réel changement.

L’année dernière, lorsque vous étiez candidat à l’élection présidentielle américaine, vous aviez utilisé le slogan « Fix Democracy First » (Réparons d’abord la démocratie), comme si c’était finalement la priorité originelle…
Aux États-Unis, notre démocratie est devenue tellement corrompue qu’il n’y a pas de question plus importante que son état. Donc, au lieu de tenter de faire passer l’aide médicale ou les lois sur le changement climatique, je pense qu’il faut qu’on accepte que le système a été cassé, et que nous devons d’abord nous arrêter pour le réparer. Une fois qu’on aura fait ça, il sera à nouveau possible de faire toutes les choses dont nous avons besoin. Mais tant qu’on n’aura pas remédié à cette situation, c’est un dialogue de sourds. en ce qui concerne des sujets comme l’aide médicale ou autres…

Tout mon objectif dans cette campagne a été de dire « Reconnaissons une vérité difficile à nier : cette démocratie est cassée ». Et tentons de trouver un moyen de la réparer, avant de parler des aspirations de la droite ou la gauche.

Ces derniers mois, on a vu de plus en plus de manifestations dites « anti-système » menées par des citoyens dans le monde entier – à la manière de Nuit Debout en France – qui luttent contre les inégalités économiques et politiques. Dans le même temps, on n’a jamais vu autant d’enrichissement chez les plus puissants. Pour autant, vous accordez une importance cruciale à ces « batailles perdues » comme vous le dites dans le film…
Je me suis résigné au fait qu’on peut ne pas avoir de victoires claires pendant un moment, mais que c’est le prix à payer pour parvenir là on veut aller.

Si vous pensez à n’importe quel changement dans l’Histoire, ils comportent une série de défaites… et s’en suivent éventuellement des victoires contestables, qui deviennent finalement écrasantes.

Je pense que j’ai toujours voulu vivre ces victoires, même celles qui sont contestables ! Mais vous savez, c’est peut être l’époque de nos pires défaites. S’il y a quelque chose dont je suis sûr et certain, c’est que nous prenons la direction de la victoire dans ce combat. Cela va prendre du temps pour y arriver face aux gens qui nous font face, mais je suis très optimiste.

L’élection présidentielle américaine a été entachée par un phénomène nouveau : les Fake News, des fausses informations massivement partagées sur les réseaux sociaux. À l’heure où l’on passe d’une information à l’autre en un clic, les citoyens sont-ils devenus trop paresseux en terme de recherche de vérité ?
Non, je ne pense pas que les gens soient devenus paresseux. Je pense que ce qu’il se passe, c’est que quelque chose que nous prenions pour acquis a disparu : il s’agit des journalistes.

Nous avons grandi dans une culture où tout ce à quoi nous étions exposés était filtré par des journalistes, qui disaient « on ne peut pas publier ça car il n’y a pas assez de preuves  ».  Et puis les journalistes ont disparu.

Donc beaucoup de déchets ont commencé à proliférer, et nous n’avions pas assez d’expérience et ne savions pas quel jugement avoir par rapport à ça. Je ne pense pas que nous soyons devenus paresseux : c’est que la demande à laquelle nous sommes confrontés n’a jamais été présente chez nos parents ou nos grands-parents. Et nous devons apprendre à y faire face, en nous assurant de séparer la réalité de la fiction, et de garder la vérité au centre du débat démocratique.

La crise économique que traversent les médias aujourd’hui a-t-elle quelque chose à voir avec le développement des Fake News ?
Absolument, et aux États-Unis plus particulièrement… Le journalisme aux États-Unis, c’est à dire le journalisme en Europe dans dix ans…

Chez nous, il y a une compétition absolue pour capter l’attention sur les chaînes de télévision. Et cette attention est captée grâce à un journalisme salace et basé sur la peur et la rumeur.

L’exemple le plus fou est un homme appelé Alex Jones, un animateur radio /théoricien du complot qui a assuré qu’Hillary Clinton dirigeait un réseau pédophile dans une pizzeria à Washington, ce qui a amené un homme armé à venir tirer dans ce restaurant (NDLR : plus d’infos sur cette affaire folle, le Pizzagate, ici). L’attention qu’il a reçue en étant cette sorte de fou a été produite par des journalistes qui ont soutenu ces théories. Dans un monde où c’est ce type de choses qui dirige le journalisme, il est très difficile de revenir à une époque où les publications étaient dignes de confiance et véridiques. Mais c’est pourtant ce vers quoi nous devons tendre.

Quand vous dites qu’on n’arrive pas à « dissocier le vrai du faux », comprenez-vous que certains refusent d’attribuer le statut de héros à Edward Snowden ? Est-ce que vous mêmes vous le voyez en tant que tel ?
Oui, absolument. C’est un héros dans le sens où il risque d’énormes pertes personnelles pour faire quelque chose uniquement pour le bénéfice du plus grand nombre. C’est le genre d’action que l’on qualifie d’héroïque.

Les Américains ne veulent pas croire que leur gouvernement est corrompu, qu’ils les espionne, qu’il leur ment, donc il en faut beaucoup pour leur faire entendre raison. Certaines personnes sont enclines à le voir, et quand des gens comme Edward Snowden viennent leur dire que le gouvernement ment, ils sont automatiquement convaincus et se disent : « c’est ce que j’ai toujours pensé ». Mais la plupart des Américains ne pense pas comme ça. Si quelqu’un leur dit que le gouvernement est en train de leur mentir, il y a une profonde résistance.

Évidemment, le fait que tous les politiciens de gauche ou de droite considèrent Snowden comme un traître et que certains aient requis la peine de mort contre lui, cela ne l’a pas aidé… Même les journalistes le qualifiaient de « narcissique ».

D’ailleurs, le fait d’être aussi mauvais à reconnaître la contribution de Snowden était un moment vraiment embarrassant, qui restera dans les annales de l’Histoire américaine.

Mais je pense qu’après quelque temps, il sera enfin reconnu à sa juste valeur. Daniel Ellsberg, qui est l’homme derrière les Pentagon Papers en 1971 (qui ont révélé l’historique de la stratégie américaine avant la guerre du Vietnam, NDLR), était autant haï qu’Edward Snowden. Mais aujourd’hui, tout le monde se souvient de ce qu’il a fait comme étant un acte patriotique.

Couverture du TimeEn juin 2013, le magazine Time avait consacré sa Une aux lanceurs d’alerte du numérique.

Au vu de leur position de plus en plus compliquée, comment protéger les lanceurs d’alerte ?

Je pense que chacun d’entre nous a un devoir : celui d’avoir le courage de les défendre.

Cela ne veut pas dire qu’on doit se présenter aux élections au nom d’Edward Snowden, ou faire systématiquement des manifestations. Certaines personnes le font très bien. Mais tout le monde doit faire quelque chose pour le défendre. Vous savez, j’ai donné une interview il y a quelques jours où je disais qu’Edward Snowden était un patriote. Et maintenant, les gens m’attaquent sur Twitter pour avoir dit ça. Mais il faut faire abstraction de ces menaces et accepter les conséquences de ce qu’on pense être juste.

Comment réagissez-vous face à ces nombreuses attaques, parfois très violentes ?
Dans ma carrière, j’ai traversé beaucoup de phases où les gens étaient en colère contre moi. Maintenant, j’y suis un peu habitué mais au tout début, c’était vraiment dur. La première fois que j’ai eu à affaire à des critiques, c’était quand j’ai été nommé en tant qu’ « avocat spécial » (juriste nommé par le juge en tant que spécialiste quand le domaine devient trop technique) dans le procès contre Microsoft. (En 1998, l’État américain poursuit en justice Microsoft qui s’appuyait sur ses ventes colossales et sa position de quasi-monopole pour imposer son navigateur Internet Explorer. Un procès qui a débouché sur une loi anti-trustNDLR). Un grand nombre de pro-Microsoft m’ont attaqué violemment, et c’était dur, vraiment dur. Mais aujourd’hui, si quelque chose arrive, je m’en remettrai. J’ai une famille, mes enfants m’aiment encore (sourire), ils sont jeunes, c’est la seule chose dont j’ai besoin.

Vous enseignez à Harvard, « la meilleure université du monde », où vous dirigez un centre de recherche contre la corruption. Pour autant, avec ses droits d’entrées prohibitifs et son élitisme, Harvard n’est-elle pas le symbole d’un système conservateur ?
Toutes les institutions académiques sont conservatrices, dans le sens où elles sont remplies de gens qui ont choisi une vie protégée contre le risque d’être licencié, ce qui traduit une forte volonté de sécurité. Mais c’est aussi conservateur dans le sens où certaines valeurs sont fondamentales auprès des institutions académiques, comme protéger la critique, s’efforcer à comprendre pour transpercer la fausseté… Autant de valeurs qui sont embrassées de manière très conservatrice par des institutions comme Harvard, et dont je suis fier.

Je n’ai jamais été limité ou censuré à Harvard, même si je sais – parce que j’ai vu des e-mails – que ce que j’ai dit et ce que j’ai fait a laissé circonspects de nombreuses individus, notamment des élèves ou de grands donateurs qui ont écrit au Président de l’université pour demander ma démission.

Mais mon Président ne m’a jamais désavoué et a toujours soutenu ma liberté. Et c’est pour ça que j’ai voulu être un chercheur.

Certaines personnes tiennent leur liberté grâce à leurs milliards, ce n’est pas mon cas. Certaines sont libres, parce qu’elles n’ont rien, ce n’est pas mon cas non plus. Je suis libre parce que j’ai un travail qui protège mon droit de dire tout ce que j’ai envie de dire, et c’est le plus important.


Le film « Meeting Snowden », de Flore Vasseur sera diffusé sur Arte le 15 juin prochain.
À noter que Lawrence Lessig signe d’ailleurs la préface du livre qui regroupe ses écrits, « Celui qui pourrait changer le monde », disponible aux éditions B42.

Photographie à la Une : © Saïd Belktibia pour Clique.tv. 

Précédent

REPLAY - Le Gros Journal avec Robert Maggiori et Marie S'infiltre : "Il y a une bienveillance des médias vis à vis de Marine Le Pen"

Le Gros Journal

Street Fighter V : la FDJ lance sa première compétition professionnelle (avec 20 000 euros à la clé)

Suivant