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Société

CLIQUE STORY : J’ai pris un café avec mon troll

Les trolls, ces êtres injurieux, de mauvaise foi, souvent racistes, pullulent sur Internet. J'ai voulu voir ce qui se passe dans la tête de ces commentateurs virtuels de la société française, tapis derrière leurs écrans. J'ai donc pris un café avec l'un d'entre eux.

Internet, c’est un délire qui a mal tourné. Au début, naïfs et plein d’espoir, on a cru que cet espace de savoir infini allait nous permettre de devenir des cerveaux ambulants. On ambitionnait d’avaler des notices biographiques de poètes anglais du 16ème siècle ou de devenir des spécialistes des coléoptères cérambicydes d’Afrique.

Puis, on a eu l’idée saugrenue d’ouvrir un compte Twitter. Adieu au QI de 150, bonjour calembours, information chaude et indignation permanente. Au milieu de cette faune, il existe une espèce sauvage qui remet chaque jour en cause notre foi en l’humanité et en l’intelligence : le troll. Il a un avis péremptoire, digresse sur tout et n’importe quoi, il est virulent, agressif et a souvent une interprétation toute personnelle de la langue française. C’est comme si votre tonton raciste, un peu beauf, en surdose éthylique, celui qui fait honte lors des réunions de famille, avait une tribune permanente. Je sais, ça vend du rêve.

Comme tous les individus de type digital native, dont le smartphone est le prolongement naturel du cerveau, je possède un compte Twitter (et je ne suis pas spécialiste des coléoptères). Mes tendances masochistes me poussent à tweeter, entre deux observations plus ou moins inspirées sur la vie quotidienne, des informations sur les quartiers populaires, l’islam, les femmes voilées, le racisme et autres discriminations. Avec une telle « ligne éditoriale », je me colle une cible sur le dos. C’est aussi kamikaze que d’organiser une gay pride au Zimbabwe. Mais c’est le jeu.

Le speed-dating étant démodé, j’ai décidé de dépasser mes préjugés et préféré me livrer à un troll-dating afin de voir ce qui se cache derrière ces rageux en 140 caractères.

J’ai donc pris un café avec l’un de mes trolls qui m’accuse parfois d’être un cheval (ou chameau) de Troie de l’islamisation de la France ou me traite d’ « obscurantiste » en puissance. La beauté de l’amour virtuel.

 

Je dois avouer que j’ai été (un peu) déçue car mon troll a été très courtois « dans la vraie vie ». Je rêvais en secret qu’il me frappe avec des tranches de jambon ou disserte de manière exaltée sur le grand remplacement, ce concept très prisé des gens d’extrême-droite ou assimilés, qui prédit en gros que les musulmans vont nous envahir et mettre fin à la suprématie des « vrais-Français-de-souche -de-race blanche-depuis-des-siècles ».

Parmi les divers « twittos » qui auraient bien besoin d’évacuer leurs névroses auprès d’un titulaire d’un diplôme en psychiatrie, se promène donc mon troll personnel. Appelons-le Gérard pour préserver son anonymat. Gérard a 47 ans, il vit dans les Hauts-de-Seine et travaille dans l’immobilier après avoir passé quinze ans dans la finance dans les salles de marché. Un homme lambda. Pas d’enfance traumatisante non plus qui pourrait justifier ses errements numériques. Issu d’un milieu modeste, Gérard est le fils unique d’un maçon italien et d’une couturière, il a grandi à Cannes, fait de longues études dont un MBA aux Etats-Unis. Dès que je l’ai contacté pour lui proposer cette rencontre, il m’avait prévenue n’être pas exceptionnel, juste un homme seul derrière son ordinateur. Chauve, il porte des lunettes cernées de noir et une chemise à carreaux bleu. Rien d’effrayant, en somme. Au contraire, sa douce voix dégage une chaleur rassurante. Pourtant, comme dans une mauvaise comédie romantique, entre nous sur la Toile, tout n’avait pas très bien commencé. La preuve :

Ou encore :

 

 

Bref, Gérard se comporte comme un troll de base bien vulgaire. Pour ceux qui ne fréquentent pas cette jungle numérique, le troll dont je parle n’a rien à voir avec le monstre des forêts scandinaves. Même s’il peut se révéler aussi monstrueux quand il éructe ses insultes. Mais rassurez-vous, il est facile à repérer. C’est un individu qui a beaucoup de temps. Des heures employées à traquer ses proies aux opinions opposées aux siennes. Il est monomaniaque. L’obsession principale de l’armée des trolls tient en cinq lettres : l’islam. Dans sa bio Twitter, censée donner envie de s’abonner à son compte, il y a le mot « France », « patriote », « anti-islam » ou plus direct « contre l’islamisation de la France ». La présence de ce symbole, ن, le « n » arabe, est la seule trace d’arabité tolérée dans sa vie. Ce « noun » marque le soutien (virtuel hein il ne faut pas abuser) aux chrétiens d’orient persécutés par l’Etat islamique en Syrie et Irak. Et le jackpot c’est quand tous ces attributs sont localisés chez le même individu qui remporte ainsi haut la main son label trollesque. Là, il convient de jouer au loto.

Gérard cumule, peu ou prou, tout cela et se livre à une explication de texte peu convaincante. Il a choisi pour pseudo « The crusader », le croisé (oui, oui comme dans les cours d’histoire de seconde avec Godefroy de Bouillon et ses acolytes). Il arbore en guise de photo de profil un drapeau français et dans sa bio, il a rédigé un belliqueux « ن Choisis ton camp et le bon ن ». Accrocheur.

Notre troll justifie ce choix ainsi : « Pourquoi pas ? Est-ce choquant ? Aux Etats-Unis, il y a ce drapeau partout. En France, on dirait que c’est tabou ! »

Sur le terme de « croisé », Gérard élude. Tout juste concède-t-il que ça peut « choquer ». Il se révèle plus prolixe en revanche pour décrypter son injonction à choisir un camp : « Cela date du 8 janvier. Le 7 janvier, lors des attentats à Charlie Hebdo, j’ai ressenti beaucoup de colère. L’idée derrière c’est de dire « soit tu es français, soit tu es un ennemi et tu es contre nous. Personne n’a envie du fanatisme ou du communautarisme ». Durant notre discussion, je suis frappée par la retenue de l’homme qui me fait face. Il est presque intimidé de se livrer à cet exercice de confession. Au cours de notre entrevue, il cherchera même à plusieurs reprises à obtenir mon approbation.

Gérard, même s’il n’est pas vraiment de la génération Y ou Z, utilise Twitter depuis 2013, de manière assidue, après avoir découvert l’outil en 2011 : « Les hashtags étaient de plus en plus présents sur les écrans de télé et j’ai voulu voir ce que c’était. L’interaction me plaît. » Ce réseau social a sa préférence. Il n’a pas confiance en Facebook car « c’est plus sournois. Derrière il y a une collecte de données personnelles et une analyse comportementale des utilisateurs » explique-t-il. Twitter lui plaît car « on peut donner son avis ». En réalité, Gérard ne donne pas avis à proprement parler. Il répond à d’autres utilisateurs ou retweete des tweets postés par d’autres. L’agent immobilier apprécie de lire sur Twitter des infos qu’on ne voit pas ailleurs.

Il n’est pas à l’en croire féru d’informations car il a le sentiment que les médias sont là « pour faire passer des messages ». De gauche, cela va de soi.

Il lit peu de presse écrite, regarde parfois la télévision : » les chaînes d’info continu, BFM Business ou I24 news », une chaîne israélienne francophone. En radio, il apprécie l’émission matinale de Jean-Jacques Bourdin sur RMC. J’en ai profité pour lui expliquer que, non il n’y a pas de complot des médias, que nous ne nous réunissions pas toutes les semaines entre journalistes pour savoir comment nous allions pouvoir gouverner le monde et manipuler l’opinion. 

Disséquer la timeline de Gérard, c’est faire malgré soi une plongée dans un magma idéologique très connoté fachosphère. On trouve pêle-mêle des tweets injurieux envers Christiane Taubira, la ministre de la Justice cible favorite des identitaires dont il déplore « le laxisme », d’autres sur les jihadistes français de l’Etat islamique qu’il qualifie de « crasseux » ou sur la vie politique française. Il l’avoue tout de go c’est sa passion. » A 13 ans je collais des affiches pour Giscard d’Estaing et je rêvais d’être président de la République. » Cette ambition beaucoup l’ont caressé dans le champ politique avant lui. Faute d’avoir embrassé cette carrière, il se contente d’observer ce petit monde et de se forger un avis.

Avant de le rencontrer, sur la seule base de ses tweets j’étais persuadée que le cœur de Gérard penchait beaucoup vers le parti de Marine Le Pen. Non, me détrompe mon troll. Il se définit comme un « républicain de droite ». Il a adhéré à l’ex-UMP entre 2010 et 2012. Puis, les problèmes de trésorerie du parti l’ont détourné de cet engagement qui, dit-il, ne lui a « rien apporté ». Son poulain, en cure médiatique pour le moment, c’est Jean-François Copé. Plus étonnant, pour la présidentielle de 2017, Gérard voudrait que Christine Lagarde, l’actuelle présidente du FMI, représente son parti. Un choix pas très subversif.

De toute façon, il ne fait pas confiance au FN pour gouverner : « Je retweete énormément de choses qui peuvent s’apparenter au FN mais je n’en suis pas. Le Pen et son entourage ont alerté l’opinion sur certains sujets mais je ne pense pas qu’ils aient les structures et les cadres pour gouverner. Sur la problématique de l’immigration par exemple on ne peut pas se cacher » argumente-t-il. Le gouvernement actuel et François Hollande ne recueillent pas vraiment son adhésion. Le président, dit-il, n’a pas été « préparé » pour le poste. Encore une fois, mon troll lisse sa pensée et fait attention aux mots qu’il choisit pour s’exprimer. 

On peut, sans trop s’avancer, déduire cependant que Gérard n’aime pas tellement la gauche. Il le fait savoir en écrivant des remarques de fond comme ici :

 

Sur l’islam, point névralgique de nos joutes verbales twitteriennes, je sens que Gérard entend me convaincre qu’il n’est pas islamophobe. D’abord, il fait sans difficultés son mea culpa et reconnaît que certains de ses propos publics ont pu blesser des musulmans. Il poursuit sa démonstration en dégainant l’argument ultime, la carte Morano. Il me raconte qu’il a été marié à une Malienne, qu’il vit aujourd’hui avec une Française d’origine marocaine et que ses nièces sont donc musulmanes. Puis nous abordons la question épineuse du voile. Un jour, dans un délire dont il est coutumier, mon date du jour m’avait accusée, sans preuves sinon ce n’est pas drôle, de ne pas porter le niqab ouvertement, ce voile dissimulant le visage, pour ne pas attirer l’attention et sûrement islamiser la France…   

Il m’explique qu’il ne désapprouve pas le hijab et trouve même que « certaines qui le portent sont très jolies ». Puis brandit un argument classique: « certaines femmes sont mortes pour ne pas le porter. » Plein de sollicitude pour son prochain, décidément, il s’inquiète aussi et surtout dit-il de « l’insertion professionnelle » des femmes qui font le choix de se couvrir les cheveux.

En fait Gérard entend surtout défendre la cause des femmes, même si, précise-t-il, « je ne peux pas être plus féministe que les femmes ». Notons que sa vision du féminisme est toute subjective parce que les attaques sur le physique des femmes politiques ce n’est pas vraiment dans le cahier des charges…

Puis, il enchaîne sur le voile intégral, « la burqa » comme il dit, le choque en revanche car cela introduit une distance. Il se sent stigmatisé en tant qu’homme. « Je suis un méditerranéen, on est très tactile et là ces femmes se mettent à l’abri ça me dérange. »

L’échange se poursuit, nous abordons pléthore de sujets : des réfugiés aux quartiers populaires abandonnés en passant par la question identitaire chez « les jeunes issus de l’immigration qui sont rejetés en France et dans le pays d’origine de leurs parents » . Nous n’avons pas la même vision des choses mais rien à voir avec le gouffre que j’avais anticipé. Je m’attendais à fulminer tout au long de ce rendez-vous et à alimenter mon ulcère. Je pensais même que dans un élan d’énervement j’allais lui balancer mon café brûlant à la figure, comme dans les films, et partir en renversant la table. Je n’en ai rien fait. Bon, la table était vissée au sol ce qui a gâché mes fantasmes de drama queen.

Avant de nous quitter je lui pose LA question qui m’a obsédée pendant cette heure passée en sa compagnie : « Pourquoi êtes-vous aussi méchant sur Twitter et pas en vrai ? ». Gérard ne se démonte pas et tente de trouver une explication à ce dédoublement de personnalité : « J’ai besoin de me défouler. Je me rends compte que quand je vais au clash et qu’après j’arrive à discuter avec ces gens, ils deviennent des amis et pour longtemps. Vous vous avez été très patiente avec moi. » Patiente, sûrement. Mais c’est peut-être parce que la corruption au café fonctionne très bien sur moi.

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