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Cinéma
Par Laura Aronica

Grandes oubliées de l’Histoire, les femmes noires de la NASA ont enfin leur film

Le film "Hidden Figures (les Figures de l'ombre)", en salles aujourd'hui, met en lumière les parcours exceptionnels de trois femmes noires qui ont rendu possible la conquête spatiale des États-Unis. S'il écrit une histoire vraie, négligée jusqu'ici, il demeure frileux dans son traitement de la ségrégation raciale.

Pour son dernier film Hidden Figures (Les figures de l’ombre, en France), le réalisateur Theodore Melfi s’est entouré d’étoiles : il a recruté Taraji P. Henson (Cookie dans la série Empire), la chanteuse Janelle Monáe et l’actrice Octavia Spencer, oscarisée en 2012 pour La Couleur des Sentiments. Les trois actrices incarnent Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson, de brillantes scientifiques noires devenues indispensables à la NASA dans les années 60, sur fond de Guerre froide et de combat pour les droits civiques.

Ajoutez-leur Kirsten Dunst, Kevin Costner, Hans Zimmer et Pharrell Williams (tous deux à la bande originale) : vous obtiendrez, en sus d’un casting qui n’envie rien au générique déroulant de Star Wars, des salles combles et trois nominations aux Oscars – dont celle du meilleur film – malheureuses mais rattrapées par un plébiscite de la profession aux SAG Awards quelques semaines plus tôt. Avec plus de 100 millions de dollars de recettes enregistrées depuis la sortie du film aux États-Unis, le 13 janvier (pour un film qui en a coûté 25), toutes ces paillettes en valaient la peine.

Le calibrage blockbuster d’Hidden Figures a contribué à son succès populaire, mais il a aussi généré ses défauts : c’est un film trop long, empesé par les canons d’Hollywood. Franchement sympathique, mais pas génial. On en retiendra néanmoins deux choses : le jeu impeccable des actrices principales et, avant tout, la volonté de mettre en lumière trois destins à la fois exceptionnels et oubliés. Avec Hidden Figures, Ted Melfi s’est donné pour tâche de raconter les parcours exemplaires de ces mathématiciennes de haut vol, quand elles-mêmes n’ont pensé, des décennies durant, qu’à bien faire leur travail. Il tente, en donnant à voir leur histoire, un remerciement public – si ce n’est une excuse.

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L’astronaute John Glenn (Glen Powell) salue Mary (Janelle Monaé), Katherine (Taraji P. Henson) et Dorothy (Octavia Spencer). À l’époque, les recrues noires sont encore mises de côté lors des cérémonies officielles. Photographie © Hidden Figures.

Alors qui sont Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson, au juste ? Des ordinateurs, littéralement. Dans les années 50, à la faveur d’un décret post-Seconde Guerre mondiale, la NASA (connue sous le nom de NACA jusqu’en octobre 1958) embauche pour la première fois des femmes. Elle recrute sur petite annonce des profils hautement qualifiés en mathématiques.

À longueur de journée, ces “ordinateurs en jupe” effectuent et vérifient les calculs les plus complexes, une tâche qu’aucune machine n’est alors en mesure de réaliser. C’est au sein de la Langley Air Force Base, en Virginie (la plus ancienne base aérienne des États-Unis, toujours en activité d’ailleurs), que les trois femmes deviennent collègues et amies.

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Katherine Johnson à son poste, dans les années 60.  Photographie © NASA.

Dorothy, Mary et Katherine ont effectué la majorité de leur carrière au sein de la NASA, et ne l’ont quittée que contraintes par la retraite. Grandes oubliées des manuels scolaires, elles auront été les petites mains d’un rêve romantique d’exploration et de conquête, crucial pour leur pays et scruté par la planète entière. L’agence spatiale, qui a entrepris un long et passionnant travail d’archives à propos de ses femmes, les célèbre sur son site Internet.

Dorothy Vaughan est partie la première, en 1971. Elle aura été le premier manager afro-américain de la NASA, ouvrant la voie à Charles F. Bolden, patron de l’agence jusqu’en janvier dernier. Mary Jackson, après avoir atteint le plus haut grade possible pour un ingénieur, rejoint l’administration de NASA où elle œuvre pour les minorités et les femmes. En 33 ans de carrière, Katherine Johnson aura contribué, entre autres, au premier voyage d’un Américain dans l’espace (Alan Shepard, en 1961) et à celui de l’homme sur la Lune, le 21 juillet 1969.

johnsoLa mathématicienne a travaillé à Langley de 1953 jusqu’à sa retraite, en 1986. Photographie © NASA.

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Il n’y a guère qu’en 2015, à 97 ans, que Katherine Johnson est sortie de l’ombre. Elle a reçu la « Medal of Freedom », la plus haute distinction citoyenne des États-Unis, des mains du Président Obama.

Le film, lui, se concentre uniquement sur l’année 1961. Il raconte un moment charnière, celui où chacune d’elle se bat pour obtenir la reconnaissance professionnelle qu’un homme blanc, à leur place, aurait certainement décrochée plus tôt. Mary veut accéder à une formation d’ingénieur réservée aux blancs. Dorothy, quant à elle, convoite le titre de « supervisor » des ordinateurs humains, un poste à responsabilités qu’elle occupe officieusement depuis des mois.

Katherine, la plus brillante d’entre elles, veut prouver sa légitimité au sein du programme spatial où on l’a recrutée en désespoir de cause, faute de personnel blanc compétent. Grâce à ses calculs, qui corroborent ceux d’un des premiers ordinateurs d’IBM, John Glenn devient le premier Américain propulsé en orbite (dix mois plus tôt, le soviétique Youri Gargarine lui avait ravi la primeur de l’exploit). Le 20 février 1962, sous les yeux de millions de téléspectateurs, il fait trois fois le tour de la Terre en quatre heures, à bord du vaisseau Friendship 7.

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John Glenn, aux côtés du vaisseau Friendship 7, rencontre le Président Kennedy et sa femme après son voyage historique dans l’espace. Photographie © NASA.

Pour en savoir plus sur l’histoire de ces femmes, nous vous recommandons le roman éponyme Hidden Figures de la chercheuse et romancière américaine Margot Lee Shetterly, qui a inspiré le film. La romancière s’est rendue à la NASA en 2014 pour y mener une série d’entretiens à propos des « ordinateurs ». Son père, employé à Langley, lui avait raconté l’histoire de ces femmes noires. Elle explore méticuleusement, en plus des parcours de Dorothy, Mary et Katherine, ceux de Christine Darden et Dorothy Hoover, d’autres « femmes-calculatrices ».

En septembre, l’écrivaine disait au New York Times Magazine : « Je veux que les gens qui travaillent dans ces domaines soient visibles. Même au sein de leur communauté noire, ils sont un peu invisibles. (…) Nous devons nous sentir à même d’accepter qu’ils font aussi partie de notre expérience commune ». Grâce à l’adaptation du livre, ses paroles ont trouvé un écho sans précédent : Hidden Figures est un best-seller. Et, comme le rapporte le site américain BET, de plus en plus de jeunes filles se disent intéressées par une carrière scientifique.

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Mary Jackson (Janelle Monaé dans le film) dans les années 1980. Photographie © NASA.

La force d’Hidden Figures, c’est donc la promesse d’une belle histoire, fédératrice et exaltante. C’est aussi là que le film interroge. Pour communiquer ce côté feel good, il prend le parti de traiter la ségrégation via un filtre « optimiste ». Cela passe notamment par l’humour, comme dans l’une des premières scènes du film où Katherine, Dorothy et Mary jubilent d’avoir l’air de poursuivre la voiture d’un policier blanc qui les escorte.

De la même façon, les humiliations qu’elle subissent sont montrées mais toujours résolues. La machine à café réservée à la seule noire du bureau, Katherine, sera ôtée par son chef – tout comme il réparera l’injustice de sa longue course quotidienne parmi les bâtiments pour rejoindre les « toilettes des noires ». C’est une choix narratif, certes. Mais n’est-ce pas aussi, d’une certaine façon, édulcorer le contexte inhumain d’alors ?

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Photographie © Hidden Figures.

Nous sommes tout de même au Sud des États-Unis, en 1961. Soit en plein cœur d’une région qui s’accroche au racisme tant qu’elle le peut encore, alors que le combat pour les droits civiques gagne de grandes batailles. Les discriminations et l’arbitraire empoisonnent bien sûr le quotidien, des toilettes aux bus, en passant par les contrôles de police. Mais il est surtout question de morts, de blessés, de destins brisés.

En vrac : depuis deux ans, à quelques kilomètres de là, on a préféré fermer une école primaire plutôt que de laisser enfants blancs et noirs se mélanger sur ses bancs. On ne compte plus les agressions sur les Noirs. En 1958, Mildred Jeter et Richard Loving ont fui la Virginie sous les menaces des citoyens et de la justice : ils sont mariés, mais il est blanc et elle est noire. Leur histoire a donné lieu à un film superbe signé Jeff Nichols, Loving. Rien de cette extrême violence n’est évoqué, dans Hidden Figures. Pas même en pointillés.


Loving, de Jeff Nichols (toujours en salles) retrace un combat qui aboutira à la Cour Suprême et à la modification de la Constitution, bien des années plus tard (arrêt Loving v. Virginia, 1967). Photographie © NASA.

Peut-être eut-ce été moins flagrant si le film n’avait pas été accusé de whitewashing (ce que nie vivement la production). En cause, une scène qui montre le directeur de la NASA, offusqué de voir Katherine traverser la cour sous des trombes d’eau pour rejoindre les “toilettes des noires”, détruire le symbole raciste apposé à leur porte et délivrer un speech inspiré – « ici, nous somme tous égaux », en somme. En quelques secondes, il devient un héros.

Ce moment a été inventé de toutes pièces, et perpétue le fameux « complexe du sauveur blanc » présent dans nombre de films hollywoodiens. Pour réellement convaincre, peut-être que le film (qui arbore si fièrement la mention « tiré d’une histoire vraie ») aurait dû, justement, s’en tenir à ces faits-là – et ce n’est pas faute d’avoir eu à disposition, en plus du travail de Margot Lee Shetterley, les services d’un consultant en Histoire pourvu par la NASA. En réalité, Katherine Johnson s’est toujours « sauvée » elle-même, refusant obstinément d’utiliser d’autres toilettes que celles réservées aux femmes blanches. Le symbole était pourtant bien plus fort.

Redécouvrez notre discussion avec Taraji P. Henson :


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