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Arts
Par Noé Michalon

QUI ES-TU… Tabita Rezaire, artiste-vidéaste engagée

Voltigeant entre les langues et les continents, Tabita Rezaire incarne à la perfection l'image d'une citoyenne globale qui s'interroge sur l'origine de ce monde des Internets que l'on dit sans frontières. Avec la vidéo et ses sites pour outils, cette artiste n'est pas là (que) pour le côté WTF de ses productions, elle veut surtout envoyer un message.

Qui es-tu ?
Je sais pas. Je fais des documentaires. C’est problématique comme question, rien n’est fixe. Disons que je suis une artiste vidéaste, activiste, twerkeuse, documentariste et chercheuse. C’est difficile à définir car ma pratique évolue constamment, mais mon support principal est la vidéo.

Quel est ton parcours ?
Je suis franco-guyano-danoise et j’habite à Johannesburg depuis huit mois. J’ai grandi à Paris, puis j’ai fait mes études entre Paris, Copenhague et Londres. Apres avoir fini mon master à la Central Saint Martins, je suis rentrée à Paris, puis j’ai passé du temps au Mozambique avant d’arriver en Afrique du Sud.

Quand as-tu lancé ton Tumblr ?
J’ai dû le lancer il y a quelques années, mais je le change tous les trois mois environ, avec un nouveau concept. Celui-ci, en tant que collection de screenshots de mon écran d’ordinateur, ça doit faire environ quatre mois que je l’ai.

Mon blog ne représente pas vraiment mon travail, c’est plutôt mon site web qui montre mes projets. Mon travail est vraiment dans la vidéo, dans l’animation de workshops ou de conférence. Sur mon Tumblr, je mets juste des trucs que je prends sur Internet – je suis toujours sur Google Images – pour faire des collages de mes cyber explorations. Mais c’est plus un terrain de jeux, même si ça fait partie de mon travail, c’est moins sérieux, malgré le côté politique et engagé.

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En ce moment, je suis très intéressée par les politiques qui structurent le monde de l’internet et le cyberspace. J’essaie de contribuer à la décolonisation d’Internet. Je travaille sur les politiques de représentation sur la toile, et la marginalisation de certaines identités, pratiques et récits. La forme de mes créations, vidéo, capture d’écrans, sites internet ou chaînes Youtube reflète les sujets que j’explore. Je cherche à déconstruire des choses qu’on croit savoir, ou qu’on nous présente comme seules connaissances légitimes pour fournir des alternatives à nos références sociales et culturelles, qui défient  notamment l’hégémonie occidentale.

Le design de tes outils de travail sont assez baroques… Tu cherches à prendre le contrepied des sites occidentaux ?
Dans la forme ce n’est pas vraiment une réponse, c’est une esthétique créée par Internet et une culture en ligne. Ça répond à cette culture. Il y a plein de sous-cultures de l’Internet, et ce site fait partie de tout un courant esthétique. Mais ce que j’essaie de faire est de mélanger mes intérêts avec cette esthétique et de créer un dialogue. Je me suis demandée si cette esthétique d’internet était vraiment globale. On n’arrête pas de dire qu’Internet n’a pas de frontières géographiques, et j’ai vu ces esthétiques utilisées par des artistes Sud-Africains. J’ai voulu savoir si c’était l’universalité d’Internet ou plutôt la reproduction d’une esthétique occidentale par le reste du monde.

*** WWW GLOBAL COM *** from TABITA REZAIRE on Vimeo.

AFRO CYBER RESISTANCE from TABITA REZAIRE on Vimeo.

Le look de tes sites rappelle l’époque bénie des années 1990 en informatique…
C’est un peu la définition de beaucoup de mouvements, de sous-cultures internet qui se réapproprient les éléments de culture visuelle de nostalgie des débuts d’Internet. Mais même si je me réfère à tout ça, mon utilisation de ces tendances est plutôt ironique, j’essaie d’y amener aussi une diversité culturelle qui n’existe pas dans ces sous-cultures.

Tu t’affilies à une catégorie en particulier ?

Non. Toutes ces tendances ont été importantes dans l’investissement du cyberspace par les jeunes, qui ont créé leur propre langage visuel. A l’origine, la plupart de ces mouvements ont commencé par des blagues, un tweet, une page Facebook, c’est un peu des esthétiques du LOL. Ce qui m’intéresse c’est  d’amener un discours politique, un engagement social dans la culture Tumblr.

Par qui ou quoi te sens-tu influencée dans ta manière de créer ?
C’est plus certains sujets qui m’influencent : identité sexuelle, normativité du genre, politique raciale, suprématie blanche et leur conséquences respectives… Ce que j’appelle la geo-body-politics, dans quelle mesure les différents environnements auxquels on est confronté : institutions, culture dominante, cyber réalité et Histoires – parce qu’il n’y a pas qu’une Histoire et qu’elle n’est ni linéaire ni objective – influencent et contrôlent notre esprit mais aussi notre corps. Du coup, je me demande comment on peut utiliser l’écran, avec lequel on interagit tous les jours, pour se confronter avec l’hégémonie occidentale qui passe par ces mêmes écrans.

Quel a été le déclic de ton engagement ? Des films ? Quelque chose en particulier ?
Ça vient vraiment d’expériences personnelles. Je suis métisse, j’ai grandi à Paris et j’ai passé mon adolescence à me raidir les cheveux et à penser que mes fesses étaient trop grosses. Le fait d’avoir bougé dans plein d’endroits t’amène à re-contextualiser tes expériences. J’ai compris que c’étaient les conséquences de mon assimilation à la société française qui hiérarchise ses citoyens. Aujourd’hui je suis fière de mon booty. Mon arrivée en Afrique du Sud a amplifié ces questions, l’environnement est difficile et tu ne peux pas ne pas te rendre compte des dynamiques sociales, on est sans cesse confronté aux divisions raciales, et de classe. Le cyberespace devient un peu un refuge même si internet reproduit les structures d’exploitation et d’exclusion.

Du coup tu t’actives en dehors de la Toile ?
Bien sûr, je donne des « lectures » dans des universités, à des conférences, je fais des ateliers pour sensibiliser. C’est aussi important de le faire « In Real Life » qu’online, les deux se complètent. Je projette aussi des vidéos dans la rue, dans des cybercafés pour me distancier de l’élitisme lié à l’art, donc j’évite de me cantonner aux galeries d’art.

J’ai reçu des réactions positives de la part des Sud Africains, mais les gens qui ont accès à l’art viennent quand même d’une certaine frange de la population. Je ne peux pas vraiment en parler en général. Ici, on a le concept des « coconuts » : si tu es Noir et que tu vas à l’université ou que tu as une voiture, on va t’appeler « coconut ». Il n’y a pas de place pour les intellectuels Noirs, les communautés les accusent de vouloir devenir Blanc. Du coup, si tu es Noir, entrer dans une galerie n’est pas un acte innocent. Il s‘agit d’infiltrer les lieux, de confronter les récits d’oppression.  Ça fait seulement 20 ans que l’apartheid est terminé…

Tu t’engages aussi pour la défense du Twerk…
Il faut confronter le regard de certaines féministes ou du grand public qui voient le twerk comme quelque chose de dévalorisant et honteux pour la femme. Ça vient en fait d’anciennes danses traditionnelles africaines et de rituels de fertilité.  Les savoirs derrière ces mouvements ont été perdus lors du commerce triangulaire, puis réappropriés par la bounce culture, le hip-hop et maintenant la pop culture (blanche) américaine. Mon intérêt pour le twerk, c’est de redonner des connaissances sur le sujet. C’est comme si tout ce qui venait de la ‘culture noire’ était considéré comme violent, ghetto, irrespectueux, ou over-sexuel.

J’ai passé ma scolarité à apprendre que Malcolm X était le méchant et Martin Luther King le gentil. Je veux comprendre pourquoi on m’a bourré le crâne. J’essaie donc de désapprendre tout ça.

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C’est une déconstruction à faire en France ?
Il y a un vrai problème en effet, dans la manière dont on qualifie les gens d’immigrés, en jouant sur la peur de l’autre. Après 400 ans d’esclavage et un siècle de colonisation où la supposée infériorité des Noirs et la violence à leur égard était institutionnalisée, les indépendances n’ont pas tout changé. On a hérité de ce système et il est toujours bien présent ! En Afrique du Sud, on continue à avoir une hiérarchie des couleurs dans toutes les sphères, et avec au sommet de la pyramide l’homme blanc. Et les Arabes, les Indiens, les Noirs sont toujours en bas, et c’est aussi valable dans le monde occidental ! C’est fou de voir par exemple les produits de blanchissement de la peau qui représentent un business de plusieurs millions de dollars en Inde, et dans certaines régions d’Afrique et d’Asie.

Mais quid des Européens qui twerkent ? C’est une réappropriation de cette culture ?
Complètement. L’appropriation culturelle reflète un déséquilibre de pouvoir et c’est pour ça que c’est problématique. En France, les femmes musulmanes n’ont pas le droit de porter le niqab, et sont humiliées voire tabassées pour porter le hijab, mais tu vas avoir une mannequin ou pop star en niqab dans un magazine car c’est « trendy ». C’est comme la mode du bindi, personne ne sait ce que ça représente ou signifie culturellement mais certaines personnes vont chez H&M et s’amusent à en porter parce que c’est à la mode.  On a aussi Miley Cyrus qui va vendre plus d’albums parce qu’elle à twerké, c’est de l’exploitation culturelle. Si tu es dans le monde occidental, on va te demander de t’assimiler, de laisser tomber ta langue, ta manière de manger etc. Mais ce sera toujours rigolo pour certains Blancs  d’utiliser ta culture comme déguisement ou accessoire ou de se peindre en Noir pour aller à des soirées.  Et bien non, ce n’est pas drôle.

Internet love

Vous êtes nombreux à être dans cette tendance ?
Il y a plein d’autres gens, d’autres artistes et activistes qui travaillent sur ces questions. Quelques « radicales babes » à suivre Zarina MuhammadBogosi Sekhukhuni and FAKACuss group, Fannie Sosa, Alicia MersyIsaac Kariuki ou encore Mohini Hewa.


Ces pratiques ne sont pas nouvelles, mais il commence à y avoir un intérêt des médias mainstream pour ces sujets, qui veulent l’exclusivité sur ces personnes. Je me demande si ce n’est pas juste une tendance qui fétichise ces pratiques et qui trouve là un moyen de les contrôler. Tout à coup, tout le monde est intéressé par ce que tu fais,  il y a comme une « hype » d’un certain radicalisme, mais on veut que tu changes tes mots, que tu ne parles plus de suprématie blanche mais plutôt de colonialisme. Parfois on a l’impression de se faire instrumentaliser pour donner une éthique à des institutions ou des médias.

Quels sont tes projets pour les mois à venir ?
Je suis un peu stressée, j’ai beaucoup de choses à faire ! D’abord je travaille sur un hologramme, une sorte « d’excuse holographique de la part du monde occidental ». Je ne peux pas encore dire à quoi ça va ressembler, mais c’est une manière pour moi de réfléchir sur le concept d’excuse, avec les pays caribéens qui demandent en ce moment aux anciens pouvoirs coloniaux des réparations. Et c’est aussi une réponse à toutes les excuses que certains exigeaient des Musulmans en France après les attentats de Charlie Hebdo. Il n’y a pas à s’excuser, ça n’a rien à voir.

Je suis en train de créer une compagnie d’informatique en Afrique du Sud, avec le projet de construire notre propre serveur, qui va héberger un forum sur le deep web pour partager des informations socio-culturelles et politiques entre personnes de couleur. En Afrique du Sud, certains groupes ont été menacés parce qu’ils organisaient leur résistance sur Facebook, donc on veut vraiment créer une plateforme sécurisée. Et puis il y a beaucoup de trolls, de commentaires haineux sur Youtube ou sur Twitter, j’en ai fait une compilation dans une vidéo. Il y a toujours des ‘haters’ sur Internet. Ce n’est pas parce que je parle de « white supremacy » que je n’aime pas les Blancs, on doit toujours se justifier, c’est fatiguant.

Avec mon duo MALAXA, on va aussi publier nos vidéos prochainement et on prépare une exposition à Londres pour le mois d’août.

Début 2016, je vais lancer une plateforme en ligne d’art engagé pour artistes non-occidentaux, avec tous les ans un nouveau thème, le premier sera ‘Black Masculinities’.

Et puis en juillet prochain, je vais projeter mon travail à la Tate Modern à Londres.

Le mot de la fin ?
« Power is coming ! »

tabitarezaire.com – tabitarezaire.tumblr.com

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