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Arts
Par Laura Aronica

CLIQUE TALK : « Arab is The New Hype », rencontre avec Rime El Khalidy et Chama Tahiri

Chama et Rime étaient étudiantes en France. Il y a deux ans, elles ont décidé de partir. De retour au Maroc, elles ont créé Lioumness, studio de création et premier webzine dédié à la scène culturelle contemporaine de leur pays et du Monde Arabe.

Comment décririez-vous votre projet, Lioumness ?
Chama : Lioumness, c’est un studio de création. Il y a une partie agence, où l’on gère des missions culturelles et créatives, dans la mode, la musique, l’audiovisuel, l’édition, et un pan non-lucratif. Notre webzine, qui porte le même nom, explore le monde de la culture au Maroc et dans le monde Arabe. On accompagne aussi des festivals et des artistes dans leur com’. 

Ce sont des gens qui n’ont pas encore les moyens. On estime que ça fait partie de notre démarche citoyenne de les aider… En espérant structurer un marché de la culture au Maroc.

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Photographie © Lioumness

Sur quels projets de ce type avez-vous travaillé ces derniers temps ?
Nous avons travaillé avec le Fidadoc, le Festival International du Documentaire d’Agadir, qui était en difficulté. On a aussi travaillé sur une initiative danoise, le Bilboard Festival. Pendant deux semaines, les oeuvres de photographes marocains et scandinaves étaient exposées dans les rues de Casablanca. Ça a eu un gros impact,le New York Times a même couvert l’événement.

Ça a l’air de bien marcher, pour vous.
Rime : Ce n’est pas tous les jours facile, mais on est encore là. Il faut réussir à en vivre et ce n’est pas évident.

On bosse dans la culture, dans un pays où c’est loin d’être la priorité. Mais c’est l’enjeu de notre génération : construire de nouveaux modèles, faire la synthèse de ce qui a été fait et avoir de l’impact.

L’idée, ce n’est pas seulement de créer de la valeur, c’est de créer du sens.

Parlons du magazine, qu’est-ce qui vous a poussées le créer ?
Rime : Intuitivement, on sentait qu’il y avait des réalités au Maroc et dans le Monde arabe qu’on ne lisait pas, qui n’étaient pas mises en avant. On s’est rendu compte que l’information était éclatée, qu’aucune plate-forme ne rassemblait l’info sur la jeunesse, que c’était très compliqué d’avoir accès à cette information-là. Les gens n’avaient pas de sites, de books, etc. Pour trouver l’offre culturelle, c’était un casse-tête énorme.

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Photographie © Lalla Essaydi – Harem Revisited #46ab via Lioumness

 

L’idée c’était d’écrire ce qu’on avait envie de lire sur le Monde arabe. On aime lire, s’informer. On voulait un traitement plus contemporain, plus esthétique de l’information culturelle, tout en conservant du sens.

Notre priorité, c’est d’être des narrateurs, pas des journalistes. On ne fait pas de dépêche d’agence – on s’exprime via des récits, des portraits, comme si on racontait à des potes « j’ai été au Maroc pendant deux semaines, voilà ce que j’ai vu ».
Chama : Mais ce n’est pas à destination du Monde arabe uniquement, ce n’est pas un délire marocain. On a vraiment vocation à avoir un message universel.

Du coup, vous diriez que vous êtes à la frontière entre le journalisme et la communication ?
Rime : La communication, pour nous, c’est le quatrième pouvoir. La couverture du Point sur les Arabes, par exemple, c’est la manifestation flagrante d’une communication mal pensée, mal menée. Je n’arrive pas à croire que ces gens soient des contemporains d’Edgar Morin, d’un philosophe français qui aujourd’hui a 90 piges et qui veut penser le monde dans sa complexité, dans sa diversité.

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Via Lioumness (Tumblr)

Vous en avez pensé quoi d’ailleurs, de cette récente couverture du Point sur « les Arabes » ?
Rime : On ne peut pas, aujourd’hui, en 2015, accepter en tant que Français qu’on dise des choses comme ça. Après, je ne vais pas créer une association contre ça, j’ai d’autres combats dans la vie… Quand j’ai vu la couverture, je me suis juste dit « encore des cons ». Disons que c’est une réalité très franco-française, les couvertures comme ça.
Rime : On a préféré prendre ça avec humour.
Chama : Nous, on en est à un stade où on a une autre réalité. On construit autre chose. On s’affranchit de ce type de regard entre guillemet « occidental » sur nous.

En 2013, alors que vous terminiez votre scolarité en école de commerce, à Reims, vous avez quitté la France pour retourner au Maroc et développer Lioumness. Qu’est-ce qui vous a poussées à le faire ?
Rime : J’ai adoré être étudiante à Paris et détesté être salariée. J’avais des horaires pas possible, pas de vie. J’ai envoyé un mail à mon manager. Je lui ai dit : « Écoute, je démissionne, ce n’est plus possible ». C’était viscéral. J’ai pris un billet d’avion, je suis rentrée avec mes bagages, mes parents n’ont rien compris.
Chama : Pour moi aussi ça a été très intuitif, mais moins violent que Rime. Je devais rentrer au Maroc pour quelques mois, et on avait déjà commencé à lancer Lioumness en France, quelques mois plus tôt. Je me suis dit : « Soit on arrive à monter quelque chose, soit je rentre en France ». Je suis retournée au Maroc.. et je ne suis plus jamais revenue (rires).

Seriez-vous rentrées s’il n’y avait pas eu les Printemps arabes ?
Chama :  Au début, quand on quitté le Maroc et qu’on est arrivé à Paris, on a découvert plein de choses. On ne s’est pas trop retourné. Et à partir de 2011, on a commencé à voir ce qu’il se passait dans notre pays. Simplement dans notre cercle très proche, on voyait des gens qui montaient des projets, des artistes qui démarraient, des créateurs, des photographes.

lioumness5Via Lioumness (Tumblr)

On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas qu’au Maroc que ça se passait. Et puis on avait cette envie de devenir des acteurs culturels au Maroc. C’était le bon moment.

Avant de créer Lioumness, qui est focalisé sur la culture du Monde arabe, j’ai bien compris que vous étiez passionnée de culture, en général. Mais vous cultiviez déjà cet intérêt pour la culture du Monde arabe?
Rime : Absolument pas, quand on était en France.
Chama : Dans notre école de commerce, on faisait partie de l’association marocaine. Mais c’est vrai qu’au niveau de la valorisation de la culture marocaine, on faisait des trucs hyper basiques. Des repas-tajines, du couscous, des défilés de caftans, des conneries. On était vraiment dans la diffusion de l’image-cliché, on se calait à l’image que les Français ont de nous.

Rime : Finalement, on leur montrait ce qu’ils voulaient voir du Maroc : de l’exotique, des danses orientales. On n’est plus du tout dans cette démarche.

Qu’est-ce qui change dans la perception, quand on a vécu en France et que l’on rentre au Maroc ?
Chama : Si tu rentres avec tes habitudes au Maroc, que tu espères avoir la même liberté, la même vie, mais que tu pestes contre tout, ça ne fonctionne pas.

Il y a plein de gens qui rentrent à contre-coeur. Nous on est rentré, on l’assume, et c’est le meilleur choix qu’on ait fait dans notre vie.

Dans la vie de tous les jours, il y a des nanas qui vont pèter les plombs parce qu’elles ne se sentent pas à l’aise. Mais tu vois, moi je suis en jupe et en talons et je n’ai aucun problème. Se réapproprier la ville, c’est un enjeu.
Rime : Après, il faut prendre énormément de pincettes à ce propos. Parce qu’à Casa on est quand même bien loties, on n’est pas ailleurs dans le Monde arabe…
Chama : Et puis je sais pourquoi je suis rentrée, je n’ai pas envie de me limiter à ce genre de trucs.

J’ai l’impression que le public français s’ouvre de plus en plus à la culture du Monde arabe que vous avez envie de montrer. Vous en pensez quoi ?
Chama : Oui ! Par exemple, avec les Nuit Sonores qui sont à Tanger depuis deux ans, il y a toute une clique de gens de Lyon qui viennent et qui adorent. La vieille France se fait un peu chier, ils ont tout exploré, le côté Arabe, ça les intrigue. Il y a un néo-orientalisme clair pour nous, depuis quelques années. Ça va de Céline qui a fait une campagne sur des murs en zellige en 2013 à Vuitton qui a fait une collab’ en 2014 avec le graffeur tunisien El Seed.

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Campagne Céline, Automne-Hiver 2013

Rime : Mais ce n’est plus l’exotisme et l’orientalisme d’avant. Là, c’est pas le petit parisien qui a juste besoin d’exotisme. Ce n’est pas le néo-colon, quoi. Ce sont des gens qui s’intéressent à « l’Autre » réellement et sincèrement. Après il reste des cons, il y en a toujours (rires).
Chama : Oui, mais il y a aussi un côté subversif, je pense. Quand en 2007, sur Balenciaga revisite les chèches palestiniens, les keffiehs, c’est pas pour rien non plus. Il y avait ce côté « on va puiser dans la culture arabe parce que les Arabes ont mauvaise presse ». Montrer la partie « cool » de ces problématiques, pour certaines marques, c’est surfer là-dessus. Avec plus ou moins de sincérité dans leur démarche… On ne dénonce pas forcément ce néo-orientalisme. C’est un regain d’intérêt différent, et à la rigueur on préfère ça à « ah les Arabes, c’est des kamikazes, des voleurs ou des tragédies ».

Vous avez écrit un manifeste à ce sujet, Arab is The New Hype, il y a deux ans.
Chama : C’est un manifeste qu’on a écrit à deux. Ça faisait pratiquement un an qu’on existait, et on a commencé à se rendre compte que revendiquer le fait arabe, c’était cool. Toutes les marques – tiens il y’a aussi Tom Ford – commençaient à utiliser le côté arabe. Les falafels… Tout le bordel, tu vois (rires). On est parties de ça.

reorientCorso Como, par Sassan Behnam Bakhtiar, via Reorient Magazine.

Rime : Et sur le fond, il y a la réappropriation du discours, comment aujourd’hui les Arabes parlent d’eux-mêmes…
Chama : Younes Duret, qui est un designer franco-marocain, nous a pas mal inspirées dans la réflexion. On a découpé ce manifeste en trois temps : d’abord, comment on perçoit les Arabes, tous les clichés.

Il y a ces fameux « 3-B » des clichés sur les Arabes : « Billionaires, Bombers and Bellydancers ».

Ensuite, on décrit ce nouvel intérêt un peu différent, ce « néo-orientalisme », et comment on utilise le fait arabe dans le « cool ».

Et puis, notre idée : les Arabes doivent se réapproprier la parole, se réconcilier avec leur identité qui est plurielle.

Et cette identité a, d’ailleurs, aussi été définie par l’orientalisme. L’orientalisme a défini le début de la peinture moderne marocaine, par exemple. Il y’a toute cette complexité là qu’on a essayé de restituer.
Rime : En terme de volume, ce n’est pas hyper-long. Mais en tout cas, ça matérialisait notre pensée à ce moment-là. C’est ce qu’on ressentait toutes les deux : on est dans la lumière, on est dans la construction, on est dans la créativité.

On pense à quelle société on veut construire, en tant que pays, au Maroc, région du monde arabe et en tant que co-citoyens d’une planète. On ne va pas encore traîner pendant 100 ans la colonisation, ce qu’on fait les Français, ce qu’ils n’ont pas fait, ce qu’ils auraient dû faire. C’est un discours de conciliation, pas de rupture.


Chama : C’est aussi, par exemple, le credo de Kalimat, qui est un autre webzine, en anglais : « By Arabs for everyone ». Son idée c’est de faire parler des Arabes, sous leur propre réalité. C’est exactement ce qu’on fait, nous aussi.

Être producteur d’identité, c’est un beau défi. Mais parfois, n’est-ce pas fatiguant de devoir justifier sans cesse son positionnement face à sa propre identité ? 
R : C’est le cas en France.

Moi je travaillais dans une boîte où il n’y avait que des mecs, et à chaque fois on me demandait «et toi le FN t’en penses quoi ? et le foulard ? et le helel et machin ? ». A chaque fois que t’es en pause dej’ et que tu dois faire un communiqué de presse, c’est chiant.

Chama : Tu dois avoir un avis sur tout.
Rime : Et tu ne peux pas dire « J’ai pas réfléchi ».
Chama : Pendant les attentats de Charlie Hebdo, ma mère, qui est Française mais qui vit au Maroc depuis 25 ans,  s’est faite insulter par une amie qui était avec elle à la fac. Elle lui a dit : « Mais comment toi, femme intelligente dont les enfants sont musulmans, tu ne peux pas réagir à un tel attentat ? ». Déjà, elle supposait qu’on est musulmans sans rien savoir vraiment à propos de ça. Et ma mère avait passé la journée au boulot et ne s’était pas encore connectée sur Internet…. En tant qu’Arabe, tu deviens un étendard, il faut choisir ta cause. Ça m’a m’a rendue malade. A la longue t’es pas toi-même, c’est insidieux. Tu es toujours en représentation et tu as l’impression de devoir porter tout le poids du monde arabe sur tes épaules et de devoir le montrer.

Le poids du monde arabe, ça fait combien en kilogrammes de semoule ?
Rime : En kilos de connerie, c’est beaucoup ! (rires)
Chama : Ici, on n’est pas dans cette démarche-là, de justification. Il y a un côté un peu revendicateur que tu peux voir de l’extérieur, mais en vrai, on est très ancrées dans notre communauté, on se construit.
Rime : C’est vrai qu’il y a moins de pression, par rapport à ça, alors que je pense que l’image que l’Europe ou l’Occident a finalement du monde arabe, c’est qu’on est en conflit interne.
Chama : Il y en a qui le sont.
Rime : Oui, mais ça c’est une réalité mondiale. Tout le monde est en crise identitaire, et ça c’est évident. On a plus de problèmes dans le monde arabe aujourd’hui parce qu’il y a l’aspect religieux.

Pourquoi c’est important, aujourd’hui, cette production d’identité ? Quand vous parlez, on dirait qu’il s’agit un peu d’un devoir citoyen pour vous.
Chama : il y a encore une approche de la culture au Maroc où c’est de l’à-côté, du loisir, c’est pas un business. On a tendance à nous dire que pour mou,s avoir la vingtaine au Maroc c’est quelque part être investi d’une mission. Tu dois t’intéresser à ce qu’il se passe, être curieux.. Il y a tellement de choses à faire en fait. Tu ne peux pas simplement être dans un militantisme de base, où tu vas critiquer, où tu vas t’insurger contre des choses qui n’existent pas, qui ne fonctionnent pas.

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Un collage de l’artiste iranienne Afsoon, via Reorient Magazine.

Est-ce que vous avez le sentiment de faire partie d’un mouvement ? Je pense à Reorient, ou même au magazine Ustaza à Paris, qui se présente comme « L’agenda culturel arabe ».
Chama : Oui et non. Il y’a une émulation certaine. On fait partie d’un truc. mais il n’y a pas non plus de vrai sentiment d’appartenance, il n’y a pas d’interaction suffisante, et puis on est finalement très loin les uns des autres, on n’a pas de liens.
Rime : Oui, il y en a plein, il y a Mashallah, au Liban. On n’a pas encore assez de recul pour parler de mouvement, mais individuellement on est tous sur le terrain, à faire un peu la même chose. C’est un mouvement qui n’est pas formalisé. Lioumness est apolitique et non-religieux, pour nous la culture est militante de fait, c’est suffisant. Il y a tellement d’autres choses à explorer, c’est tellement des choses qui touchent les gens dans leur quotidien, qu’on a déjà assez à faire dans ce champ-là !

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