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Société

« En m’accueillant, la France accomplirait un geste humanitaire » : Julian Assange, fondateur de Wikileaks, demande l’asile politique à François Hollande

Nous reproduisons ici une lettre ouverte de Julian Assange adressée au président de la République le jeudi 2 juillet, et mise en ligne par Le Monde ce matin. Le fondateur australien du site Wikileaks, qui a publié plusieurs centaines de milliers de documents classés secret-défense sur Internet – et qui révélait, il y a quelques jours, les écoutes de la NSA sur trois présidents français, entre 2006 et 2012 – est recherché par les États-Unis et la Suède. Depuis trois ans, pour éviter son extradition, il est confiné dans l’ambassade d’Équateur à Londres. Il a choisi le quotidien du soir pour demander à François Hollande l’asile politique (hypothèse que le premier ministre Manuel Valls a d’ores et déjà écartée). Une épreuve de courage politique pour le président de la République, qui qualifiait il y a quelques jours les écoutes des États-Unis de « faits inacceptables » ?

Edit à 12h15 : La France rejette la demande d’Asile de Julian Assange

« Monsieur le président de la République, j’ai l’honneur de vous écrire et, à travers vous, de m’adresser au peuple français.

Mon nom est Julian Paul Assange. Je suis né le 3 juillet 1971 à Townsville, en Australie. Je suis un journaliste poursuivi et menacé de mort par les autorités états-uniennes du fait de mes activités professionnelles. Je n’ai jamais été formellement accusé d’un délit ou d’un crime de droit commun, nulle part dans le monde, y compris en Suède ou au Royaume-Uni.
Je suis le fondateur de WikiLeaks.

En avril 2010, je décide de publier une vidéo intitulée « Collateral murder ». Celle-ci montre le massacre de plusieurs civils, dont deux employés de Reuters, et les graves blessures de plusieurs enfants par des soldats états-uniens en Irak. Les images, filmées depuis un hélicoptère, sont difficilement soutenables. Elles s’accompagnent des rires et des commentaires sarcastiques de ceux qui sont en train de commettre ces crimes. Elles font le tour du monde et révèlent brutalement l’inhumanité d’une guerre qui a déjà fait plusieurs centaines de milliers de victimes.

Dès le lendemain, à travers des menaces de mort précises et ciblées, une persécution politique d’une ampleur inédite est lancée contre moi et les principaux employés de WikiLeaks. Elle n’a, depuis, jamais cessé. L’énumération des actions menées contre mon organisation, mes proches et moi-même ne permet pas d’en saisir toute la violence, mais peut-être en donne-t-elle une idée : appels à mon exécution, à mon kidnapping, et à mon emprisonnement pour espionnage par de hauts responsables politiques et administratifs états-uniens, vols d’informations, de documents et de biens, attaques informatiques répétées, infiltrations successives, interdiction illégale à l’ensemble des plateformes de paiement de procéder à des dons envers mon organisation, surveillance permanente de mes moindres faits et gestes et de mes communications électroniques, poursuites judiciaires inconsidérées se prolongeant depuis plus de cinq ans sans possibilité de me défendre, campagnes de diffamation, menaces physiques répétées, fouilles et harcèlement de mes avocats, etc.

Deux autres cas : Jérémie Zimmermann et Jacob Appelbaum

WikiLeaks, que j’ai fondé en 2006, avait déjà auparavant révélé de nombreux scandales majeurs de corruption, de violations des droits fondamentaux, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Nous avions pour cela reçu notamment un prix d’Amnesty international et des dizaines d’autres prix journalistiques d’autres organisations prestigieuses, dont cinq nominations successives au prix Nobel de la paix et, plus récemment, cinq nominations au prix Mandela des Nations unies (ONU), créé cette année.

Pourtant, cette vidéo a marqué un avant et un après dans ma vie, mais aussi dans celle de tous ceux qui s’y sont impliqués. Un citoyen français notamment, Jérémie Zimmermann, remercié dans le générique de la vidéo, a fait l’objet de menaces de la part de deux agents du FBI dans le but d’en faire un infiltré, et n’a jamais pu revenir sur le territoire américain malgré ses besoins professionnels. Il en est allé de même pour d’autres journalistes qui, malgré leur nationalité états-unienne, n’ont plus jamais pu revenir sur leur propre territoire pour retrouver leurs proches, et font l’objet depuis de poursuites judiciaires pour espionnage. Jacob Appelbaum, pour s’être présenté comme un défenseur de Wikileaks, a fait l’objet de toute une série de violences et d’intimidations, notamment à son domicile, où sont entrés un jour en pleine nuit des hommes masqués et menaçants, laissant sa compagne durablement marquée.

Au pic de cette campagne, plus de 120 employés étaient chargés, au sein de la dite « WikiLeaks War Room » du Pentagone américain, de coordonner cette offensive contre moi et mon organisation. Les preuves ont été depuis apportées qu’un grand jury secret, portant notamment des accusations d’espionnage à mon encontre, a été formé en 2010, et n’a jamais cessé d’agir depuis.

L’ampleur de ce dispositif n’aurait guère pu être imaginée par un esprit paranoïaque. Une douzaine d’agences états-uniennes y participent officiellement, incluant le Pentagone, la Defence Intelligence Agency, la CIA, le FBI, l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA), le ministère de la justice et le département d’État. D’autres le font de façon plus secrète, comme cela a été révélé récemment suite à une enquête parlementaire en Islande. Ces persécutions sont pourtant bien réelles. Elles ont été documentées par une infinité d’organisations, fait l’objet de rapports internationaux et de décisions judiciaires, ont été substantiellement admises par les autorités concernées, et souvent même revendiquées. Érigées en véritable politique par le gouvernement états-unien, elles se sont depuis étendues au-delà de mon cas et de WikiLeaks : l’administration Obama a ainsi poursuivi plus de journalistes et de sources lors de ses deux mandats successifs que tous les gouvernements états-uniens précédents réunis.

Les poursuites ne m’ont pas fait taire

Pour le simple fait d’avoir publié des informations d’intérêt public que des sources anonymes avaient transmises à WikiLeaks, je suis personnellement poursuivi pour espionnage, conspiration visant à espionner, vol ou compromission de propriété du gouvernement états-unien, violation de la loi sur la fraude informatique, et conspiration générale, risquant pour cela l’emprisonnement à vie ou pire. Les Etats-Unis ont depuis étendu leur enquête pour y inclure l’assistance que j’aurai offerte à M. Snowden pour préserver sa vie et lui faire obtenir l’asile ; et il en est, selon plusieurs sources journalistiques, déjà de même en ce qui concerne les publications des FranceLeaks concernant les écoutes qui vous ont touché, Monsieur le président.

Ces poursuites ont été et continuent d’être menées contre moi parce que j’ai, un jour, décidé de ne pas garder le silence, et de révéler les preuves de commissions de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Elles ne m’ont pas fait taire, et j’ai depuis, entre de nombreuses autres publications, documenté précisément la mort de centaine de milliers de civils à travers les Iraq War Logs. Par ces révélations, je montrais notamment, à travers un télégramme diplomatique états-unien, comment une famille irakienne avait été exécutée à bout portant par une patrouille américaine lors d’un contrôle de routine, avant que ce crime contre l’humanité ne soit volontairement « effacé » par une frappe aérienne. Selon le premier ministre irakien Nouri Al-Maliki, ce fut cette affaire qui l’amena à exiger la levée de l’immunité des troupes états-uniennes et, après leur refus, à provoquer in fine le départ de ces soldats.

L’ensemble des publications de WikiLeaks depuis 2006 ont fait l’objet d’une infinité de rapports et de décisions provenant d’organisations internationales et non gouvernementales, de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) aux rapporteurs spéciaux des Nations unies en passant par de nombreux groupes de travail indépendants. Elles ont permis de lever le voile sur des milliers de crimes et sur des pratiques qui auraient autrement été couvertes. Qui seraient autrement restées impunies.

Cinq mètres carrés et demi

Les persécutions qui s’en sont suivies m’ont forcé à demander l’asile au sein de l’ambassade d’Equateur à Londres, en juin 2012, pour éviter une extradition vers les Etats-Unis qui devenait à chaque heure plus probable. Après deux mois d’étude approfondie, le ministère des affaires étrangères de l’Équateur a considéré que la persécution qui était menée à mon encontre du fait de mes croyances et de mes activités politiques était réelle, et que les risques d’extradition vers les Etats-Unis ainsi que les mauvais traitements qui s’en suivraient étaient majeurs. J’ai depuis reçu la confirmation informelle que les poursuites menées aux Etats-Unis étaient réelles et avaient débouché sur un acte d’accusation formel maintenu pour l’instant sous scellés.

Dénué de l’assistance consulaire et de la protection que me devait mon pays d’origine, l’Australie – où le gouvernement a été sujet à des critiques d’une ampleur inédite suite à sa tentative de me retirer mon passeport en 2010, jusqu’à devoir faire marche arrière et se justifier –, je demeure depuis maintenant trois ans et dix jours au sein de cette ambassade.

J’y dispose de cinq mètres carrés et demi pour mes usages privatifs. L’accès à l’air libre, au soleil, m’a été interdit par les autorités du Royaume-Uni ; ainsi que toute possibilité de me rendre à un hôpital ; je n’ai pu utiliser le balcon du rez-de-chaussée de l’appartement que trois fois depuis mon refuge, à mes risques et périls, et n’ai jamais été autorisé à sortir pour faire de l’exercice.

L’Equateur, dont la générosité et le courage m’honorent et m’ont probablement sauvé la vie, n’a pour ambassade qu’un appartement utilisé par une dizaine de diplomates et fonctionnaires de support qui ne peuvent renoncer à leur mission. Loin de l’image de luxe généralement associée aux enceintes diplomatiques, il s’agit d’un espace modeste qui n’a pas été pensé pour devenir un lieu de vie. Il m’y a été impossible, depuis trois ans, de maintenir la moindre vie familiale ou intime. Cet espace est en permanence surveillé par plusieurs douzaines de policiers britanniques en uniforme qui vérifient régulièrement les identités de mes visiteurs, ainsi que par un nombre indéterminé d’agents en civil et d’agents de renseignement au sein des bâtiments adjacents. Les dépenses concernant la surveillance civile dont je fais l’objet ont dépassé, officiellement, les quinze millions d’euros. Elles n’incluent pas celles des services secrets.

Mes proches, y compris mes enfants, n’ont pas pu me rendre visite depuis, du fait de cette situation.

Le Royaume-Uni refuse de reconnaître mon asile et de garantir ma non-extradition aux Etats-Unis, violant la convention de 1951, et se refuse par ailleurs à confirmer ou à infirmer la réception d’une demande d’extradition de la part des Etats-Unis d’Amérique. Il en va de même pour le gouvernement suédois qui, à l’ONU, a refusé de garantir ma non-extradition dans le cas où je m’y rendrais. La Suède comme le Royaume-Uni ont annoncé à plusieurs reprises qu’ils demanderaient mon arrestation dès que je sortirai de l’ambassade, ces derniers le réaffirmant « quel que soit le résultat de l’enquête suédoise ».

Cela, alors que je n’ai été formellement accusé d’aucun crime ni délit dans aucun des deux pays.

Depuis quatre ans et demi, soixante organisations internationales ont appelé, depuis l’ONU, à la fin des poursuites en Suède, tandis que le groupe de travail sur la détention arbitraire de l’institution s’est saisi de la question. Malgré les injonctions de la Cour suprême et du procureur général visant à l’abandon de l’enquête préliminaire – relancée en 2010 après avoir été dans un premier temps abandonnée – aucun acte d’accusation formel à mon encontre ni d’acte d’enquête n’a été mené en cinq ans. L’émission d’un mandat d’arrêt européen avait pour seul objectif de m’interroger en Suède, alors que je m’étais volontairement rendu dans à Stockholm à cette fin, et y était resté cinq semaines consécutives. Je n’avais alors jamais obtenu de réponse à mes demandes répétées de rencontre avec les autorités judiciaires suédoises.

Ma vie est aujourd’hui en danger

WikiLeaks a été créé avec l’objectif d’enquêter sur les appareils politiques, économiques et administratifs du monde entier pour y apporter de la transparence et s’assurer qu’ils n’échappent pas à un contrôle démocratique et souverain. L’organisation a révélé des millions de documents touchant la quasi-totalité des Etats du monde, sans distinction de régime ou d’idéologie. Elle permet à tout individu qui aurait connaissance de pratiques illégales ou intéressant le bien commun de nous les transmettre en toute sécurité, et de façon parfaitement anonyme. Ces informations sont ensuite vérifiées par nos journalistes et par des spécialistes, puis organisées et triées avant d’être publiées de par le monde, éventuellement en partenariat avec d’autres organes de presse prestigieux.

Financée par des dons récurrents, mon organisation a inventé une nouvelle forme de journalisme qui lui a permis de révéler plus d’une centaine de scandales d’ampleur mondiale en seulement neuf ans d’existence. Les activités de WikiLeaks ont inspiré de nombreuses autres organisations de presse, humanitaires, environnementales, etc. qui ont imité nos structures et nos pratiques. Malgré toutes les difficultés liées à ma surveillance permanente au sein de l’ambassade, les écoutes systématiques mises en place par la NSA contre les élites politiques, économiques et administratives de la France et de l’Allemagne sont le dernier exemple de la capacité de l’organisation à publier des informations cruciales pour préserver la souveraineté la vie démocratique des Etats.

L’ampleur du scandale et les réactions qui ont suivi nos dernières révélations ont confirmé le bien-fondé de notre démarche. La condamnation unanime par la classe politique et les sociétés civiles françaises et allemandes des actions commises par le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique et le Royaume-Uni, ainsi que les appels qui ont suivi à une révision des politiques françaises sur la question de la défense des lanceurs d’alerte et de la presse, alors que l’attentat contre Charlie Hebdo reste présent dans les esprits, ont constitué d’importants encouragements.

Ces révélations ont été faites au péril de notre vie.

La France accomplirait un geste humanitaire

C’est pourquoi j’ai été particulièrement touché par l’appel inattendu du gouvernement français, par la voie de la ministre de la justice et garde des sceaux Christiane Taubira, et relayé par des dizaines d’autres personnalités, à ce que la France me donne l’asile. Gardienne d’une constitution qui oblige la France à accueillir les combattants pour la liberté menacés de leur vie, d’une constitution qui oblige le monde de par la noblesse d’une telle exigence, elle a ouvert une voie qui, je l’espère, ne se refermera pas.

En m’accueillant, la France accomplirait un geste humanitaire mais aussi probablement symbolique, envoyant un encouragement à tous les journalistes et lanceurs d’alerte qui, de par le monde, risquent leur vie au quotidien pour permettre à leurs concitoyens de faire un pas de plus vers la vérité.

Elle enverrait aussi un signal à tous ceux qui, de par le monde, saisis par l’hubris, trahissent leurs valeurs en s’attaquant incessamment aux citoyens qui s’y refusent.

La France a longtemps été porteuse d’espérance et de singularité pour de nombreux peuples et individus de par le monde. Ses mythes nourrissent encore aujourd’hui bien des enfances. Mes liens avec ce pays ne sont pas seulement idéels. De 2007 jusqu’à la perte de ma liberté en 2010, j’y ai résidé. Nos structures techniques y sont encore installées.

Mon plus jeune enfant et sa mère sont français. Je n’ai pas pu les voir depuis maintenant cinq ans, depuis que la persécution politique à mon égard a commencé. La situation présente leur cause d’immenses difficultés. J’ai dû garder leur existence secrète jusqu’à aujourd’hui dans le but de les protéger. J’ai aujourd’hui l’espoir que la situation et l’appui dont je bénéficie permettront de le protéger. Mon fils aîné, aujourd’hui adulte, et à ma mère, en Australie, subissent en effet encore aujourd’hui les conséquences de ma situation. Les menaces de mort, le harcèlement, y compris venant de personnes ayant des liens avec l’appareil militaire états-unien, ont commencé au même moment qu’émergeaient les appels à mon assassinat. Ils ont dû changer d’identité et réduire leurs échanges avec moi.

Je ne souhaite plus subir cette situation. Je souhaite les retrouver.

Persécutions politiques

Ma vie est aujourd’hui en danger, Monsieur le président, et mon intégrité, physique comme psychologique, est, chaque jour qui passe, un peu plus menacée.

Tandis que je faisais tout pour préserver la vie d’Edward Snowden, plusieurs employés britanniques de WikiLeaks devaient s’exiler à Berlin, en Allemagne. Tandis que nous révélions le scandale des écoutes de la NSA en France, des responsables politiques du Royaume-Uni admettaient que le siège autour de l’ambassade équatorienne était dû à la pression états-unienne. Tandis que nous créions une fondation d’appui aux lanceurs d’alerte, Courage Foundation, l’administration états-unienne multipliait les poursuites contre les journalistes et leurs sources, poursuites atteignant une intensité inédite dans l’histoire de ce pays. Tandis que Chelsea Manning était condamnée à 35 ans de prison pour avoir été supposément ma source et révélé un nombre incalculable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, après avoir été soumise à des traitements inhumains selon le rapporteur spécial de l’ONU, je continuais mon travail avec l’organisation de WikiLeaks pour m’assurer qu’aucune source ne pourrait jamais être identifiée du fait de ses liens avec mon travail, ce qui a jusqu’ici été fait avec succès.

Seule la France se trouve aujourd’hui en mesure de m’offrir la protection nécessaire contre, et exclusivement contre, les persécutions politiques dont je fais aujourd’hui l’objet. En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, en tant que pays engagé par toute son histoire dans la lutte pour les valeurs que j’ai faites miennes, en tant que cinquième puissance mondiale, en tant que pays qui a marqué ma vie et qui en accueille une partie, la France peut, si elle le souhaite, agir.

Respectueusement,

Julian Assange ».

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