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Illustration de Charlotte Le Bon CliqueSociété
Par Justine Paolini

CLIQUE STORY : « Coeur brisé : ça passera… Ça passera ? Ça passe toujours. »

Ça devient une évidence, va falloir te faire une raison : vous êtes plusieurs dans ta tête. Tu deviens folle. Ou alors tu continues à être folle. Ou pire qu’avant. Quoi que, ça a toujours été comme ça. Quoi que… Sauf que maintenant, tu t’en rends compte, ce qui est déjà un pas. Au moins, tu peux, peut-être, y faire un truc. Ou alors ce n’est pas toi qui es folle mais tous ces gens bizarres, dehors. Ou juste toi. Ou le monde. Ou tes parents, ils doivent bien avoir un responsable dans ce bordel, obligé. Les salauds.

Ou sinon c’est parce que t’es Capricorne ascendant Lion. La Terre et le Feu, c’est quand même pas top la technique de la terre brûlée. Ou alors, c’est parce que lui, il était Lion ascendant Poissons… Le Fauve qui anguille. En même temps tu ne croies pas trop à l’astrologie. En même temps, c’est troublant quand même ce truc avec les étoiles… Tu t’entends pratiquement qu’avec les Cancers, ça ne peut pas être complètement une coïncidence… En même temps, quand tu lis l’horoscope dans le métro, tu te dis que c’est une belle escroquerie… D’ailleurs, Rocancourt mouille dans des autres trucs en ce moment, c’est marrant ce mec quand même. Enfin, marrant… Tu pensais à quoi au début, au fait ?
Ah oui, merde. T’es folle, c’est ça. En même temps ce truc d’astrologie… en même temps, en même temps… Chuuuut, tu sais pas, en fait.

En tous cas, t’as mal au cerveau.

Plus ça va, et plus tu deviens persuadée que tu es profondément bipolaire, que la Carrie Mathison version, yeux écarquillés et tics de bouches qui est en toi, ne cherche qu’à se réveiller pour t’injecter des obsessions chelous. Ou au mieux, dans le meilleur des cas, c’est un simple désordre de la personnalité à la Dr Doolittle, sauf qu’au lieu de parler aux animaux, tu parles avec toi-même. Ou plutôt avec tes toi-mêmes. Parce qu’il y a un sacré bordel dans ta tête, une cacophonie tendue entre tous tes petits cerveaux, ces petits doubles de toi totalement monstrueux. Des petits trolls, pas forcément bienveillants, tout aussi volontaires les uns par rapport aux autres, qui se livrent un débat sans fin, sans solutions mais avec beaucoup de problématiques. Oui : ton cerveau boue, et c’est pas beau à voir, chérie.

Pourtant, ce qui t’arrive est plutôt banal : t’as rencontré un pote d’un pote d’un pote, vous vous voyez quelques mois sur des bases plutôt floues, t’y as cru, lui aussi mais en fait pas tant que ça. En bref, tu viens de te faire jeter avec délicatesse et bienveillance. S.B.R (Salive Bruyamment Ravalée).

Rien de bien grave sauf ta réaction à tiroirs contradictoires, passant du je m’en foutisme le plus total à la dernière scène de Phèdre, poignard et larmes à l’appui : impression de mourir de tristesse, entrecoupée de

« Mais qu’est ce que j’en ai à battre ? », entrecoupée de « Mais quel enculé ! », entrecoupée de « Je suis qu’une merde », entrecoupée de « De toutes façons, il me méritait pas », entrecoupée de « Mais je m’en fous en fait », entrecoupée de « Mais pourquooooi ? », entrecoupée de « C’était pas LUI », entrecoupée « Mais tu cherches pas de LUI en fait », entrecoupée de « Je lui envoie un texto ? », entrecoupée de « Je me ferais bien un œuf à la coque ».

Bref, t’es très entrecoupée comme fille. En vrai, c’est que tu laisses trop les petits monstres s’entretuer. C’est Game of Thrones là-haut.

D’abord, premier effet Kiss cool, c’est toujours la même qui débarque sur le coup. Pour la grande scène de I’acte I, le premier troll entre en scène : la comédienne, pleine de larmes et de fracas, celle qui se prend – minimum – pour la Dame aux Camélias. Elle s’était condamnée elle-même à réclamer une vie de romances exigeantes, nobles, absolues, donc déçues, forcément. Et le monde vient encore de s’effondrer sous ses pieds. Elle est persuadée qu’elle vient de bousiller son ultime chance de bonheur, son unique chance même, de construire un avenir, acheter une Kangoo et une maison au Cap Ferret.
C’en est fini des hommes, ces lâches ! Je me retire dans le couvent de mes illusions perdues, telle une cocue déçue digne d’Alfred de Musset… Quelle douce cruauté que la souffrance d’un cœur ! Pleurez mes yeux et fondez-vous en eau ! Comment a-t-il pu me repousser avec la violence avec laquelle on repousse un serpent ? Ma soif d’absolu ne pouvant être comblée, je me retire dans le néant d’un monde dont tu ne fais plus partie, ô toi vil inconstant !
Va, je ne te hais point et que Dieu te garde. Adieu !

Voilà, voilà. En général, c’est ce petit monstre de comédienne en toi qui a toujours envie d’écrire un texto très emphatique, et donc pathétique, à deux heures du matin. C’est le gros problème avec ta version de la Dame aux Camélias : c’est elle qui crie le plus fort, donc c’est elle que t’entends le plus. Et c’est elle qui dirige tes doigts sur tes textos pourris. Tes textos qui font environ 3657 signes, digne de la lettre de Tatiana dans Eugène Onéguine.

Digression de chronique : il faut lire Eugène Onéguine de Pouchkine. Fin de la digression.

Dans un coin, y a la Blasée qui se fout bien de la gueule de notre diva aux Converses. Quelle serpillère celle-là. La Blasée, c’est la troll faussement cool et bien dans ses baskets, pleine d’ironie et de lucidité. Elle fait genre « Je suis tellement au-dessus de tout ça », elle adore faire genre d’ailleurs. Elle a une certaine distance amusée, l’œil narquois mais teinté d’une indifférence subtilement feinte.
Ben ouais, c’est tellement marrant l’absurdité humaine :
Mais ça va, tranquillise-toi… Juste un taré de plus. Vu que t’es tarée, normal, t’attires les tarés. Puis vas-y t’es chiante, t’as de la chance, t’es pas moche, t’es pas con, ton âme n’est pas encore complètement noircie par la vie… et tout ça n’est qu’une vaste fumisterie de toutes façons. Rappelle-toi ce que ton père disait : tous des menteurs ! Musset que t’idolâtre, pareil ! En plus de menteurs, ils sont inconstants, faux, bavards, hypocrites et lâches, méprisables et sensuels. Ça en fait des défauts quand même. Et les femmes, n’en parlons pas, c’est pire… Et c’est pour ça qu’ils sont si attachants les garçons, que tu les aimes tant. Si persuadés d’eux-mêmes. Et puis c’est pas les hommes qui manquent, t’en as quelques-uns qui vendraient leur mère pour être avec toi. Et finalement, après tout, ne sommes-nous pas que les ombres de nous-mêmes, passant tel un éclair au loin dans la nuit, répétant insatiablement une mauvaise comédie au schéma banal, superficiel, sans fond, digne d’un lundi soir sur TF1 ? C’est ainsi, alors envoyez le pinard et le suivant sur la liste !

Aaaaah, la Blasée ! Elle maîtrise si bien ce petit esprit cynique – méchant, certes – digne d’un chroniqueur cabotin de télévision. Mine de rien, c’est elle, la Blasée, qui te sauve à première vue. Parce que les autres petits monstres sont beaucoup moins rigolos que ça, ont beaucoup moins d’autodérision et sont même carrément relous : ils peuvent te plomber une soirée en deux minutes.

C’est là que la troll Yogi, pleine de sagesse et de lumière entre en jeu. Elle, elle a pratiqué le yoga intensif, la méditation transcendantale et a mangé beaucoup de quinoa dans une vie antérieure. Elle a lu tout Deepak Chopra, Matthieu Ricard et Oprah Winfrey. D’ailleurs personne ne sait vraiment ce qu’elle fout là avec ses dreadlocks et son sarouel, personne ne sait d’où elle sort. Mais elle est là et fout son petit bordel :
Ne te trompe pas de cible. C’est toi qui a fait confiance et ouvert ton cœur trop vite. Ne te donne pas autant quand tu connais si peu. Certains n’acceptent pas la générosité. Tu n’as aucune raison de le détester ou te détester. Remets-toi en question, prends du temps, sois patiente. Les choses viendront d’elles-mêmes si tu n’essaies pas de les provoquer. Tu dois d’abord penser à toi, te construire et faire la paix avec tes démons. Tu dois t’aimer sans avoir besoin du regard de l’autre… Prends soin de ton corps, ne bois plus ne fume plus…

La Blasée : Quooooooi ? Ah non non non non.
La Yogi : Ok, moins alors. Mais respecte ton corps autant que ton esprit, ils ne sont qu’une même entité pleine de lumière dissimulée…
La Blasée : Ta gueule, t’es super chiante.
La Yogi : Et toi, tu devrais régler tes problèmes d’Œdipe.
La Blasée : …

Ah, la Yogi a aussi lu Freud. Génial, combo gagnant pour atteindre le maximum d’agacement.

Il y a quelqu’un qui souffle bruyamment dans un coin de ton crâne. C’est la petite Rageuse qui parle avec un accent de caillera quand elle s’emballe. Elle est énervée à temps plein, adossée contre ton cortex frontal en mâchant du chewing-gum, Belsunce Breakdown dans les oreilles. Ouais, elle est très Marseille 1999 :
Mais qu’est ce tu racontes toi ?? Le mec, il l’a emboucanée tranquille, l’air de rien. Il a juste voulu la niquer c’est tout, pas besoin de… Après il a enrobé dans des belles paroles, mais c’est juste un enfoiré qui n’assume pas le fait qu’il n’est pas ce qu’il voudrait être. Tu me suis ? Non ? Bon… C’est un con, voilà. Et puis, c’est elle aussi ! (En pointant la Dame aux Camélias) Le mec il lui fait trois sourires, ça y est la meuf elle est à fond. Elle couche quatre fois avec, et ça y est, Madame croit qu’elle a trouvé l’homme de sa vie. Et téma les textos en bois qu’elle a envoyés aussi, c’est normal que le gars, il ait flippé. (Tout le monde se marre) Elle prend la tête à tout le monde la romantique en carton. Après, je dis pas : il aurait pas dû profiter de toi, tu devrais lui péter la gueule.

Mais non ! Il a pas profité de toi voyons. Il est juste perdu, comme nous tous. C’est pas un mauvais gars, au contraire il a fait comme il fallait. Tu devrais juste voir la chance que t’as eu de croiser son chemin, remercier ce que tu veux ou qui tu veux là-haut, car il peut en sortir quelque chose de beau.
Ah ! Ça c’est la Saint-Bernard qui vient de mettre son grain de sel. Tu te dis qu’elle est vraiment cool elle, c’est vraiment une chouette troll. Mais qu’elle pense pas assez à elle et qu’elle se fait bouffer quand les gens méritent pas. Trop de générosité rime souvent avec entubée. Mais c’est beau d’essayer, c’est même un peu poétique.

La Dame aux Camélias a repleuré. Tout ça est tellement injuste ! Ma passion sincère n’est récompensée que par l’indifférence… Hélas ! *Soupir*

La Yogi pense que tout le monde devrait se calmer, ne pas être dans l’affect, respirer et se concentrer sur la vraie nature du problème. C’est à la propriétaire du cerveau sous nos pieds de trouver son chemin intérieur. Et allez, on respire…

La Blasée commence à soupirer et à râler. Tout le monde se prend la tête sur rien, du RIEN, on s’en fout ! Les hommes c’est comme l’argent, ça va, ça vient… Et vas-y sers-moi un whisky au lieu de chialer.

La Rageuse a envie de mettre une droite à la Blasée. Mais non, l’amour c’est quelque chose de respectable, de beau, faut pas jouer avec ça, faut être droit et courageux. C’est important de se faire respecter, de ne pas se faire marcher dessus. D’ailleurs, elle devrait aller chez lui exiger une explication, rien à foutre.

La Dame aux Camélias pleure toujours. Il était tellement génial.

Ça y est la Rageuse a mis un coup de boule, mais à la Yogi finalement. Elle enfonçait des portes ouvertes et voulait lui faire faire une cure de détox. Elle a même évoqué le mot « psy ». Ça méritait une droite, y a pas photo.

Du coup, la Blasée se marre. Mais quelle bande de cons.

La Dame aux Camélias pleure toujours. Mais elle vient de repérer un homme très charmant dans son TGV. Tiens, elle ne pleure plus.

Tout à coup, t’entends une énorme voix venue interrompre la bagarre générale. Surtout que plein d’autres petits trolls commençaient à arriver, comme la Gamine de 12 ans, la Féministe, la Perverse et la Nymphomane. Et là, ça serait vraiment parti en kahouète.

La grosse voix, venue de nulle part telle la voix de Dieu à Moïse ou d’une mauvaise télé-réalité à Jessica, a gueulé plus fort que les autres. Ça a calmé tout le monde :
«  Non mais oh, c’est fini oui ?! C’est pas grave, même si c’est pas agréable. Pas besoin de se torturer la tête. Prends un billet d’avion et ça ira mieux. Et c’est bon, ça va passer… Ça passe toujours. »

La grosse voix, c’était ta voix, la tienne, la vraie, pas celle des trolls qui vivent dans ta tête et qui ne sont finalement que des petits parasites en manque d’attention. C’était TA voix venue du fond de quelque part mais qui est trop souvent couverte par la leur. C’est qu’ils sont bruyants les doubles de toi-même.

Mais même si vous êtes plusieurs dans ta tête c’est quand même toi qui reste la chef.

Ça passe toujours… C’est toujours passé en tous cas, c’est vrai.

Tiens, bizarre… Silence.

Tout le monde a enfin fermé sa tronche : la guerre des trolls n’aura pas lieu. Youpi.

 

 

illustration : Charlotte Le Bon

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