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Arts
Par Laura Aronica

IRAN : « Azadi », un roman de Saïdeh Pakravan

Avec son trio de caméras planquées dans un taxi qui filment avec humour des scènes du quotidien dans l’Iran des années 2010, Taxi Téhéran de Jafar Panahi, Ours d’Or au Festival de Berlin, a conquis le public. Sur France Inter, sa distributrice Hengameh Panahi se désolait, le jour de sortie :

« L’Iran, c’est un pays paria, isolé. On ne voit pas les gens, on ne voit pas les rues ».

Azadi, justement, qui vient de remporter le prix littéraire de la Closerie des Lilas, est l’une de ces oeuvres qui explorent le quotidien des Iraniens via la fiction et racontent un pays mal connu à travers les histoires de ses habitants. (pour le journalisme pur et dur, voir notamment Stress & Hope in Tehran – « Stress et Espoir à Téhéran » – un superbe reportage photo du New York Times)

Jafar

(Cliquer sur l’image pour réécouter l’émission d’Augustin Trapenard)

L’histoire

Téhéran, juin 2009. Soir d’élection nationale. Contre toute attente, l’impopulaire président en poste, Ahmadinejad, est réélu au détriment de Hossein Moussavi, son principal opposant. La participation a pourtant été record. Mais que peut une mobilisation citoyenne contre une élection truquée ?

Excédés, les Iraniens s’organisent, souvent à coups de tweets, et descendent dans la rue. Parmi eux, il y a Raha, la vingtaine, étudiante en architecture. Elle fait partie de ceux qui, chaque jour, se rejoignent et hurlent leur colère sur la plus grande place de Téhéran, la place Azadi (« Liberté », en persan)… Jusqu’au jour où elle est arrêtée et subit la violence extrême.

Azadi, roman du détail

Saïdeh Pakravan prend le temps et la place –  438 pages – pour tout raconter : l’urgence du soulèvement populaire, l’horreur de la répression, la torture, le viol… mais aussi ce qu’il se passe en marge des manifestations : les amours contrariées, les indécents banquets d’une tante futile et méprisante, incapable de mesurer ce qu’il se passe à deux pas de chez elle (le bilan de ces soulèvements s’élève de 36 à 150 morts selon les sources, et à des milliers d’arrestations).

saideh pakravan

Balloté, le lecteur se retrouve tantôt dans la tête de Kian, le fiancé de Raha, révolutionnaire quand ça l’arrange, tantôt dans celle d’Hossein, fidèle au régime (mais qui, par deux fois, sauvera la jeune manifestante) en passant par les parents qui, fatigués par un débat sur l’impérialisme américain, oublient leurs dispute avec un film de Georges Clooney – ou encore Gita, une amie exilée depuis des années en visite à Téhéran, désormais étrangère à son propre pays.

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Au fil de l’intrigue, les protagonistes se disputent sans relâche sur la situation politique iranienne. Un peu trop longuement, peut-être – mais on nous présente si souvent l’Iran comme un bloc homogène, (« l’Iran vs. les États-Unis », « l’Iran vs. la communauté internationale »), qu’en percevoir les contradictions internes, pour une fois, est salutaire. Minutieuse mais sans fioriture, l’écriture est sobre – à la limite, parfois, de la neutralité. De toute façon, l’histoire de Raha assez dramatique pour se passer d’effets de style.

L’espoir d’un « Iran meilleur »

Pour raconter le quotidien d’un pays qu’elle ne connaît plus que par procuration – Iranienne, elle n’est pas retournée dans son pays depuis 1979, lorsque la révolution a transformé l’Iran en « république islamique » – Saïdeh Pakravan a fait appel à ses connaissances sur place, pour qu’ils soient ses yeux et ses oreilles.

Je lui ai demandé : ça fait 30 ans que tu es partie d’Iran. Pourquoi tu as voulu écrire un roman sur cet épisode-là, en particulier ?”, raconte quelqu’un de chez Belfond, qui a édité le roman. Réponse : “Parce que cette fois-ci, j’ai vraiment cru que la situation allait changer”. Azadi est né de la déception, mais pas du désespoir : ce livre, Saïdeh Pakravan le dédie à ses fils « Ali et Taghi, qui connaîtront un jour », écrit-elle, « un Iran meilleur ».

where is my voteUne manifestante, Téhéran, le 17 juin 2009. Photographie © CNN

Extraits

 – Kian –

« Toujours les mêmes noms, les mêmes têtes à la télé avec les mêmes barbes et les mêmes chemises boutonnées jusqu’au col, le velayate faghih, ou la Tutelle du juriste, le rahbar, ou Guide suprême, je ne peux même plus entendre ces mots.

Je veux une vie, j’ai des examens qui arrivent, je veux changer mon PC contre un Mac, je veux choisir un film à regarder avec les batchéha – les copains -,

aller à la Caspienne sans être arrêté par les Gardiens ou les rondes de morale publique, je veux discuter avec Raha de la maison qu’elle dessinera pour nous quand nous serons mariés, des voyages que nous ferons à l’étranger, et ne plus vivre avec ce poids, comme un nuage toxique qui nous empêche de respirer ».

– Raha –

« Après le troisième ou le quatrième jour de toute cette agitation, ma mère me fait promettre que je ne vais plus participer à aucune manifestation. (…) Cinq minutes plus tard, Atossa et moi sautons dans la voiture de Kian avec nos signes « Où sont nos votes ? » Atossa a attaché des rubans verts autour de ses poignets et Kian porte son bandant vert. Il est si adorable que je lui dépose un baiser sur la joue et il en profite pour m’attraper et m’embrasser plus longuement, faisant glisser mon foulard de ma tête. Je suis hyper-excitée par tout ce qui se passe même la pollution ne me gêne pas autant que d’habitude. Je dis à Atossa fekrecho boson, imagine, si nous n’avons plus jamais à nous couvrir la tête. Même Karroubi l’a dit l’autre jour, et c’est un mollah.

Tu peux le croire, qu’autrefois les femmes portaient des minijupes à Téhéran ?

(…) Il règne une telle confusion que je ne peux pas distinguer mon propre groupe. Atossa, qui était pourtant à côté de moi il y a une minute, a disparu. Le seul bruit que j’entends, à part les cris, est celui des pieds qui courent (…) Je vois un texto sur mon portable « faites gaffe, rester ensemble, bassidji à moto ». Rester ensemble avec qui ? Je ne vois aucun des autres. Les larmes ruissellent sur mon visage, j’arrive à trouver un mouchoir en papier et à le tenir devant mon nez. Ouvrant les yeux un instant, je vois quelques retardataires qui sortent de derrière un Honda blanche en feu et se mettent à courir J’appelle, Kian ! Atossa ! Arjang ! J’entends à peine ma propre voix, tant elle est faible dans tout le boucan, puis elle se brise et je ne peux même plus appeler. De toute façon, personne ne m’entendra. Puis tout s’arrête. ».

– Gita –

« Je crois ne me souvenir de rien du Téhéran de mon enfance. Après tout, mes parents ont émigré aux États-Unis longtemps avant la révolution, alors que je n’avais que 8 ans. Mais ils avaient été élevés dans la vénération de l’Iran, de ses sublimes beautés naturelles, de sa riche histoire. Je me souviens toujours de leur façon d’évoquer avec nostalgie tel ou tel aspect de la vie en Iran. Quand je leur demandais pourquoi ils avaient quitté un pays qu’ils adoraient, ils n’avaient jamais de réponse satisfaisante (…). Bien que j’aie déjà passé deux mois dans la capitale, tout est encore assez nouveau pour que je regarde autour de moi avec des yeux neufs et murmure parfois à l’intention de mes parents, tous deux morts depuis longtemps, que je me trouve dans leur cher Téhéran, que je suis en voiture sur leur chère avenue Pahlavi, roulant vers leurs chères montagnes.

Auraient-ils dû laisser tout ceci derrière eux ?

Vaut-il mieux supporter une vie difficile sous un régime que l’on méprise et rester dans son propre pays ou bien partir et passer le reste de sa vie à en garder la nostalgie et comparer sans fin le neuf avec le vieux, trouvant toujours le neuf au-delà de ses attentes ? »

Photographie © Javad Moghimi/Guardian, place Azadi pendant les manifestations de 2009.

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