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Société
Par Laura Aronica

10 questions sur le Kenya que vous n’osez pas poser

"Il n'y a pas de question bête" : si vous n'avez pas suivi ou rien compris à ce qu'il s'est passé au Kenya la semaine dernière, voici un petit éclairage.

Le 2 avril dernier, les Chebabs prenaient d’assaut l’université de Garissa et tuaient froidement 148 personnes, majoritairement des étudiants. Le massacre dans cette université de l’Est du Kenya, à environ 150 kilomètres de la frontière somalienne, est le plus meurtrier du pays depuis 1998, lorsqu’une attaque d’Al-Qaïda contre l’ambassade américaine avait fait 213 morts.

Ci-dessous, quelques questions basiques et autant de réponses concises, pour mieux comprendre le contexte des événements (comme celles-ci ne sont pas exhaustives, les réponses sont assorties d’un lien pour approfondir le sujet).
Ces questions, nous les avons posées à Christian Thibon, historien, professeur à l’université de Pau, affilié au laboratoire Les Afriques dans le Monde et spécialiste du Kenya.

1. C’est quoi, le Kenya ?
C’est un pays émergent d’Afrique, une ancienne colonie britannique. Il a vécu des régimes de partis uniques, puis une démocratisation à partir des années 90 qui l’a acheminé vers un bipartisme politique. Côté ethnique et religieux, c’est un melting pot : toutes les religions sont présentes, avec une grande majorité chrétienne – 80%, composée à part égale de catholiques et de protestants et d’une minorité d’anglicans. Il y a environ 10% de musulmans, et une forte présence de « nouvelles » religions pentecôtistes.

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La paroisse de Garissa remplie de fidèles pour la messe de Pâques. Voir le diaporama sur La Repubblica

2. Quelle est la situation politique de ce pays ?
Le Kenya est un pays en transition politique, mais le climat y a est beaucoup moins tendu que dans les pays voisins. Les événements d’il y a quelques jours n’ont rien à voir avec les histoires de politique interne, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils vont désormais jouer sur cette vie politique.

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Sur la carte, Garissa est identifiée par le marqueur rouge.

Il faut aussi distinguer la situation des grandes villes (Nairobi, Kisumu, Mombasa) et celles des zones périphériques. Les grandes villes sont en pleines croissances. Les tensions sociales que l’on y observe sont principalement dues à la mauvaise redistribution des richesses.

Les zones périphériques, où se trouve Garissa, ne bénéficient que de très peu de projets d’aménagement. Les terres sont inhospitalières, désertiques. Les populations rurales qui s’y trouvent participent à une forme de prospérité générale, mais elles se sentent un peu marginalisées. C’est plutôt là-bas que le radicalisme peut prospérer.

3. Qui sont les Chebabs, les assaillants ?
Les Chebabs sont les membres d’un mouvement politique islamiste né en 2006, qui vient de Somalie, pays voisin du Kenya. Au fur et à mesure, ce mouvement s’est radicalisé et s’est affilié à Al-Qaida au Yémen. Il y a des Chebabs en Somalie, mais également au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie. Ils suivent les réseaux religieux.


À Garissa, la mère de l’une des victimes soutenue par la Croix-Rouge, le 3 avril dernier. (Photographie © AFP/Tony Karumba)

Leur revendication de départ, c’est la mise en place de la charia en Somalie. Ils n’ont toujours pas réussi à le faire, parce qu’ils ne sont plus aussi forts qu’avant. Militairement, ils sont dans une phase de repli. Ils ont perdu des villes grâce à l’intervention des forces américaines et de l’armée kenyane en Somalie. En Somalie, ils n’arrivent pas à rejoindre leur objectif politique, mais ils peuvent perturber durablement et symboliquement, de façon forte, les pays voisins : c’est ce qu’ils ont commencé à faire. Fait nouveau : ils recrutent désormais parmi les jeunes Kenyans (c’est le cas de l’un des assaillants qui a été identifié), dont une partie est au chômage, et/ou en situation misérable. Cela dit, la frustration se retrouve aussi dans des classes plus élevées : la jeunesse souffre d’un sentiment généralisé de ne pas avoir sa place dans la société. Mais ça, ça n’arrive pas qu’au Kenya. »

À lire sur Le Monde.fr > Qui sont les Chababs, à l’origine du massacre de Garissa, au Kenya ?
À lire sur
Causeur.fr > : Entretien avec Roland Marchal, chercheur au CERI-Sciences Po : Massacre de Garissa : Qui sont les Chebabs ?

4. Leurs mode opérationnel a été d’une cruauté extrême. Ils ont pris le temps de faire le tri entre les victimes en séparant les chrétiens des musulmans. Les témoins soulignent le cynisme des assaillants. Que peut-on dire de cela ?
C’est évidemment délibéré : une stratégie terroriste ne réussit que dans la mesure où elle va terroriser les gens, au sens propre. La cruauté est un passage obligé dans une communication terroriste qui se veut redoutablement efficace. On l’a vu pour l’É.I et pour Boko Haram : face à cette cruauté, soit les populations se radicalisent, amorçant des rivalités religieuses, ethniques, et politiques, soit elles se soumettent.

À lire sur France 24 > Les assaillants de l’université ont agi avec méthode et sarcasme

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Des soldats devant l’université de Garissa. Photographie © Reuters/Corriere

5. Pourquoi se sont-ils attaqués à des étudiants?
Depuis son indépendance, la société kenyane est une société qui bouge, avec un réel souci de promotion sociale. Il y a aussi une forte scolarisation féminine, qui est une particularité du pays. À la fin de l’année, par exemple, les résultats scolaires sont rendus publics. Toute la société ne parle que de ça pendant 4-5 jours, c’est partout dans les journaux.

Il y a une sorte de communion collective autour de l’éducation. S’attaquer à l’université, c’est remettre en cause l’un des ciments de cette société kenyane et s’attaquer à son avenir.

Le Kenya est aussi en pleine décentralisation. Il y a une multiplication des  universités dans les provinces, comme celle de Garissa. Comme les inscriptions y sont moins chères que dans les grandes villes, les élites nationales issues de classes moyennes qui ne peuvent pas se payer le luxe d’aller dans les grandes universités.

Le Kenya est un pays de l’enrichissement et de la corruption, mais aussi de la méritocratie.

Toucher une université comme ça, c’est aussi s’attaquer à toutes ces élites qui voient dans l’éducation à l’université une chance de promotion, et remettre en cause une certaine redistribution du pouvoir.

À lire sur Times Higher Education (en anglais) > « L’attaque au Kenya met en lumière la vulnérabilité des universités » 

6. Y a-t-il des rivalités entre les Kenyans et les Somaliens ?
Au moment de l’indépendance, les pays ont été découpés « à la règle ». Une partie d’un territoire habité par des Somaliens est entrée dans le giron national kényan. Toute une partie orientale du Kenya est donc habitée par des ethnies somaliennes, qui ont la langue, les coutumes, la culture de la Somalie. Ils sont représentés au gouvernement, dans l’administration kényane, presque autant, voire plus, que leur poids démographique. Ces territoires ont été revendiqués par les deux pays. Bien sûr, il y a une rancœur, un contentieux qui existe, mais malgré cette opposition historique, ce n’est pas tant ces litiges frontaliers qui sont en jeu ici, qu’une stratégie terroriste mondiale. On a surtout des phénomènes de radicalisation qui prennent un tour nouveau, avec l’usage de la violence, l’endoctrinement des jeunes…

7. Est-ce que des événements du même type étaient déjà arrivés ?
Le phénomène des Chebabs est un phénomène relativement récent, mais oui, il y a eu des précédents. À la fin de l’année dernière, ils ont revendiqué l’attaque d’un bus qui a fait 28 morts, de manière très brutale. Il y a eu au moins 3 autres attentats, dont un, extrêmement meurtrier, en septembre 2013. Ils se sont attaqués à un mall de la capitale Nairobi, le WestGate, un centre commercial à l’américaine. L’attaque a fait 67 morts. Ici, c’était l’image d’un Kenya international qui était attaquée.

8. Quelle a été l’attitude du gouvernement kenyan ?
Le Kenya a dit qu’il ne se laisserait pas intimider, mais à chaque fois, ce sont des gestes politiques, symboliques. Il y a un certain désarroi des politiques car dans les faits, il y a une certaine incapacité à protéger ces populations dans l’Est du pays.

Il faut dire que c’est le « Far West » ! C’est une région très désertique, difficile à contrôler, les frontières sont poreuses, les espaces sont ouverts.

C’est un problème relativement classique, un État qui n’arrive pas à contrôler ses périphéries. Il y a un projet de mur entre le Kenya et la Somalie, sur le modèle du mur Israélo-Palestinien, mais ce projet reste flou – et extrêmement coûteux. À cela s’ajoute une réelle faiblesse institutionnelle : l’appareil policier kenyan est très corrompu, il n’y a pas non plus d’institution judiciaire qui suit de près l’évolution du terrorisme. C’est un traitement policier, répressif et militaire.

À lire sur RFI > Kenya, la jeunesse demande des comptes au gouvernement
À
 lire sur JeuneAfrique > Kenyatta sous pression après l’attaque de Garissa

nairobiÀ Nairobi, la capitale, le 5 avril. Un homme vient d’apprendre la mort d’un membre de sa famille. Photographie © AFP/Nicole Sobecki

9. Comment a réagi la société kenyane ?
Le moment n’a pas été choisi au hasard : ça s’est passé la veille de Pâques. Au Kenya, c’est la fête la plus importante dans le calendrier, avant Noël.

On a là un effet de calendrier très important, ils savaient parfaitement que ça aurait une résonance particulière dans la société kenyane.


« Inquiétude et incompréhension » à Garissa… par lemondefr

De telles violences dans notre société provoqueraient des crises collectives, mais au Kenya, ce n’a pas été le cas. Ce pays a une culture et une histoire politiques qui font que la société parvient à surmonter ces crises. Il y a eu quelques actes anti-musulmans, mais c’est à la marge – à l’heure où nous parlons. »

À lire sur La Croix > Au Kenya, « Les Chebabs sont nos enfants »

10. Les internautes se sont mobilisés sur les réseaux sociaux, notamment avec le hashtag #JesuisKenyan, pour rendre hommage aux victimes et protester contre la faiblesse de la communauté internationale. Qu’en pensez-vous ?
Il n’est pas exagéré de parler d’une inégalité dans le traitement médiatique. On a beaucoup parlé des attentats du Bardo en Tunisie par exemple, et l’on parle moins au Kenya. Mais c’est loin d’être un phénomène nouveau : à chaque attaque terroriste, il y a tout un dégradé de réactions de la communauté internationale, qui va réagir en fonction de son opinion publique.

À lire sur Libération.fr > Tuerie de Garissa, deux poids deux mesures ?
À lire sur FranceTvInfo > Sur Twitter, des hashtags pour rendre hommage aux victimes

Cet article a été inspiré d’un post sur la Syrie paru il y a 2 ans sur un blog du Washington Post : 9 questions about Syria you were too embarrassed to ask.

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