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Société
Par Justine Paolini

CLIQUE STORY : « Mystique de l’exil » ou Comment j’ai tripé sous thé à la menthe sur la plus stylée des chansons berbères.

En vrai, ça ressemble plus à une cave qu’à un bar. Les murs, jaunis par la fumée âpre du tabac brun que des générations de mecs à moustache avaient dû fumer ici, donnent la sensation au lieu d’avoir jailli de terre. Ce truc tient debout depuis au moins… quatre mille ans minimum. Bon, peut-être moins mais ce truc devait déjà être là pendant, voire avant, le protectorat.
Au dessus des conversations – je pige pas un mot – un oud lointain grince de quelques notes lancinantes. Les tablas commencent à s’agiter dans un embryon de frénésie alanguie. D’un coup, le violon arrache un cri feutré. Puis une voix. Enfin, plutôt une lamentation, digne, virile. Puis une deuxième voix. Puis trois, puis quatre. Y a plein de mecs dans le bar qui ont rejoint la voix principale. On dirait un chœur d’hommes dans un opéra du désert. Bordel, que c’est beau. J’ai l’impression de vivre un rite mystique, shamanique. On en appelle au plus profond de mon âme. J’en pleurerais.

_ Je t’avais dit que ça valait le coup. Bienvenue dans le vrai Maroc.

Ça faisait deux jours que Sofiane me bassinait avec ça. Entre deux mojitos dans les boîtes à la mode, toujours tiré à quatre épingles, il me racontait ses sorties dans le « vrai Rabat », celui de son grand-père, un musicien de bal qui avait fini fauché en crevant la faim. Sofiane en parlait toujours dans des endroits qui n’avaient rien à voir avec l’essence même de ce qu’il racontait. Il me parlait de bouibouis pourris dans des restaurants d’hôtels de luxe et de caves de musiques traditionnelles dans des clubs huppés.

_ Alors ça te plaît ?
_ Tellement.

Hypnose auditive. C’est un truc qui vient de tellement loin. D’un coup, je commence à voir mes grands-parents déambuler sur le boulevard Mohamed V. Qui ne devait pas du tout s’appeler le boulevard Mohamed V à l’époque, d’ailleurs.
Je vois même un jardin derrière une maison. Et ma grand-mère enceinte qui rit, transpirante de l’air brûlant et plein de sable, et qui sert un café à mon grand-père affalé dans une vieille chaise pliante en toile, fumant une des soixante Gauloises qu’il allait aspirer dans sa journée.
Je sens l’odeur du cumin que ma grand-mère met dans tous ses plats.
Je vois mon père, minuscule bébé aux oreilles décollées, essayer d’attraper un lézard qui prend, pépère, le soleil sur un mur.
Et la mer. Qui nous lie. La mer, toujours la mer.
Je viens de comprendre d’où on venait.

Je suis stone. Mais totalement. Stone de fumée âcre, stone de shisha, stone des tablas, des chants et de l’oud. J’ai l’impression de planer au-dessus des choses, des gens, du son. Putain qu’est ce qu’ils ont mis dans le thé à la menthe ?
C’est comme ça que je m’imagine le chant de la flûte d’un charmeur de serpent : sauf que le serpent c’est moi, je commence à onduler doucement des épaules. Merde je dois avoir l’air con. En plus, en un bref coup de panorama sur la cave, je remarque que je suis la seule fille. En fait, je suis entourée de vieux moustachus qui fument des clopes mal roulées, empestant la pièce d’un tabac qui sent aussi fort que du pétrole. Et entourée aussi de Sofiane, tout fier.

_ J’emmène jamais les touristes ici.

_ Pourquoi ?

Il éclate de rire. Son rire si communicatif et un chouïa moqueur.

_ T’as vu le quartier ? Ils prendraient peur !

_ Mais non, c’est cool, justement. Allez, dis-moi pourquoi.

_ Sérieusement ? Parce qu’en général, ils méritent pas.

Ça m’a flattée et gênée en même temps. J’ai du rosir. Il l’a sûrement vu parce que, là, il refait son petit sourire de sale gosse. Est-ce que je le mérite d’ailleurs, d’être ici ?
Chez moi, c’est quatre générations de colons qui sont nées, d’abord en Algérie puis au Maroc. Le retour en France est un sujet dont on ne parle pas dans la famille. Pas de quoi se plaindre, a toujours dit ma grand-mère, c’était pas l’Algérie non plus. Puis il fallait partir, leur rendre ce qui était à eux. C’est comme ça. Ses yeux deviennent à chaque fois humides à ce moment-là, alors j’arrête de poser des questions.

Le chœur de moustachus a pris de l’ampleur. Deux violons ont rejoint la partition. Un mec aux yeux clairs, plus jeune lui, s’est levé, clope au bec, et a commencé à danser. En fait, non, il ne danse pas vraiment, il a juste écarté les bras en fermant délicatement ses paupières, puis tournoyé doucement. On dirait presque une danse grecque oubliée. Il danse, encore, et encore, de plus en plus vite. Il danse dans une sorte de transe apaisée, son corps se déchargeant à chaque pas du poids de l’existence.

Sofiane chante lui aussi. Je me maudis de ne pas comprendre un mot. J’aurais dû insister pour que mon grand-père m’apprenne l’arabe. Il le parlait parfaitement. Pour lui, c’était un acte politique, voire militant : la moindre des choses quand on ne vit pas chez soi. Du coup, je me mets à chanter… un truc… je sais pas quoi, c’est définitivement pas de l’arabe, mais je chante quand même.

J’avais jamais pensé à ça. Au passé de « pieds noirs » de la famille. Quelle affreuse expression d’ailleurs. J’avais jamais pensé à cette génétique, celle de l’exil, de ne pas être chez soi mais s’y sentir tout comme, ou alors d’être chez soi et de se sentir étranger. Mon père était comme ça, en éternel mouvement géographique, ne se sentant à la maison nulle part. Sauf au bord de la Méditerranée. Comme moi, en fait. J’ai jamais trop su quoi répondre quand on me demande d’où je viens. Ni quand on me demande où je vais. Le concept même de foyer, de chez-moi ou autre attache « locale » est très lointain dans ma tête. D’où instabilité, bougeotte cyclique, insatisfaction chronique et chiantitude extrême. Ça fait du bien de se trouver des excuses, validées par Freud en plus. N’empêche, ça y est, je sais d’où je viens d’un coup. Je suis Corse, je suis Marseillaise, je suis Charlie (merde, c’est pas le sujet), je suis Sudiste, je suis Marocaine. Le tout, à des échelles relatives, fait mes racines, ce que je suis profondément. Je suis Méditerranéenne, en fait. On vient tous du même bassin. Mare nostrum quoi.

Ok, donc on résume. Y a deux heures, je me la pétais grande duchesse à la Villa Mandarine en train de ressasser mes questions stérilement existentielles, le tout dans un égo-trip désabusé et légèrement indécent. Et là je comprends que j’ai tout faux depuis le début. J’ai tout fait pour ne m’accrocher à rien, j’ai passé ma vie entière à déconstruire tout ce qui était potentiellement constructible. Le tout dans une joyeuse et festive fuite en avant, sous couvert de coolitude cynique et difficilement masquable. Et là, me voilà entourée de trente vieillards qui chantent dans une cave miteuse, pour me sentir exactement à l’endroit où je suis sensée être, au bord des larmes. Je sais même plus si c’est à cause de l’émotion ou de la fumée. Là, maintenant, c’était écrit qu’il fallait que je sois ici.

L’oud a commencé à expirer, les tablas, les violons et le chœur d’hommes aussi. Il ne restait plus que la voix du chanteur. Dans une dernière note mélancolique, lui aussi a fini. Moi j’étais pas loin de la crise mystique. Ce chant, ces mots inconnus m’avaient traversé l’âme comme un couteau de boucher.

_ Mais bordel que c’est beau ! Hyper spirituel, profond, proche du divin ! C’est religieux ou quoi ?

_ Ahahahahahah !

Sofiane se fout bien de ma gueule.

_ Non, c’est sur un mec dont la femme est partie avec le voisin. Toute la chanson, il lui dit d’aller crever.

_ Ah.

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