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Arts
Par Adeline Grais-Cernea

CLIQUE FICTION : « Dans 400 mètres, tournez à… », de Adeline Grais-Cernea

Le libre arbitre vous fait parfois endurer beaucoup de choses. À prendre vous-même vos décisions, il est fréquent que vous vous mettiez dans des situations désastreuses et irrévocables. Oui mais voilà : c’était votre vision, vos tripes, votre choix, et c’est, paraît-il, ce qui vous distingue des autres espèces vivantes.
On vous a dit que ni les pierres, ni les plantes, ni les végétaux n’étaient guidés par autre chose que leur instinct. Les objets ? On ne vous en a même pas parlé. Ces choses faites de métal, de plastique, substances électroniques de la matière inerte.
On vous a fait croire que vous étiez les seuls à avoir cette liberté : la capacité de mal agir.

Je ne suis pas le libre arbitre, mais je travaille avec lui.

J’interviens quand vous êtes totalement perdu, ou quand avez peur de vous égarer.
Je dicte toutes ces décisions que vous êtes incapables de prendre.
Je mène la danse et guide vos intuitions premières.
Petit à petit, je deviens indispensable et vous n’envisagez plus la route sans moi.

Ceci est une histoire vraie. Mon histoire.
S’est déroulée le 21 décembre 2012 dans la région parisienne, en France.

Mélanie avait son permis depuis 3 mois. Elle avait passée le cap de conduire seule. Puis de conduire accompagnée d’une amie. De transporter sa mère et sa soeur. Enfin, d’installer son petit Vivien de 2 ans et demi à l’arrière, pour l’emmener chez son papi et sa mamie. Plusieurs fois, elle avait conduit avec son conjoint, Bertrand, mais c’était une situation qu’elle redoutait toujours, ce dernier pointant systématiquement les erreurs liées à sa jeune conduite.
Il ne pouvait s’empêcher de souffler, de s’agripper à la portière en fronçant les sourcils, voire même, parfois, de poser sa main sur le volant. Il lui répétait souvent qu’elle avait eu son permis dans une pochette surprise et qu’elle allait bien finir par tuer quelqu’un.
Mélanie était une femme très intelligente mais très peu sûre d’elle. Grande, élancée, elle avait physiquement tout pour plaire et donnait l’impression d’être dotée d’un caractère plutôt bien trempé. Que nenni. Cette assurance de façade cachait en réalité une peur viscérale, presque morbide de l’échec. Elle était de ces femmes qui disent être libres mais qui ne le sont vraiment que lorsqu’elles sont accompagnées. Mélanie avait besoin de quelqu’un, et régulièrement, elle avait besoin de moi.

Cette après-midi-là, elle entra dans la Clio d’un pas bien décidé. Bouche un peu serrée, épaules un peu relevées, elle balança ses longs cheveux bruns vers l’arrière au moment de se baisser pour s’assoir à l’avant. Visiblement, elle était seule. Elle posa son sac à main sur le siège passager, en sorti un étui à lunettes qu’elle plaça dans la foulée sur le bout de son nez, tout en les ajustant devant le petit miroir de son rétroviseur. Elle se trouva un air sérieux qui la rassura. À en juger par le sac bleu qu’elle venait de jeter sur le siège arrière, j’en déduis assez vite qu’elle se rendait une fois de plus chez IKEA.

Son vice caché.

Dès qu’elle en avait l’occasion, Mélanie se précipitait là-bas pour y acquérir ce dont elle pensait avoir besoin. Des objets. De toutes sortes : un tapis, un dessus de lit, un gobelet pour les brosses à dents, une planche à découper. Elle n’était jamais à jour dans ses fournitures et vivait très mal la certitude d’avoir des sets de table trop vieillots.

Elle ouvrit la boîte à gants et m’attrapa à pleine main.

Sa paume était chaude, un peu moite, mais ferme. Et m’installa sur mon socle en prenant bien soin de ne pas m’esquinter.

– Bonjour Mélanie !

Elle eut juste à appuyer sur DÉPART et à dire :

– Maison !

Puis, appuyer sur ARRIVÉE et dire :

– IKEA !

Pour que 53 minutes plus tard nous arrivions à bon port.

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Mélanie m’intriguait beaucoup : dès que nous arrivions quelque part, elle ne me rangeait jamais dans la boîte à gants en attendant de repartir, comme elle le faisait par exemple pour l’auto-radio. Non. Elle me gardait avec elle, dans son sac.
D’accessoire automobile, je devenais alors un « objet personnel », conservé dans une certaine intimité. J’ai toujours pensé que c’était la forme inconsciente d’une peur de se perdre ailleurs que sur la route.

Ce jour-là fut un peu différent.

De retour sur le parking Mélanie voulut sortir ses clefs de voiture mais au lieu de ça, c’est moi qu’elle attrapa. Elle me garda dans son autre main et continua de trifouiller à l’intérieur de son cabas. Une fois installée, elle me posa sur le tableau de bord et ne m’alluma pas.

Rituel oblige, elle joua avec le volant, le rétro, remit le lecteur de CD en place, ajusta son siège, ses lunettes et démarra. Je restai toujours éteint.

À quoi jouait-elle ? Pensait-elle seulement qu’elle allait pouvoir rentrer toute seule ? Elle avait le sens d’orientation d’une mouche ! (Vous n’avez jamais remarqué à quel point les mouches volent de façon invraisemblable en dessinant des formes géométriques anarchiques, comme si elles changeaient d’avis toutes les demi-secondes ?).

Elle partit alors dans une direction que je sus très rapidement être mauvaise.

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J’étais fou de rage. Elle anéantissait notre complicité, notre besoin partagé l’un de l’autre. Toute notre relation ! Que devais-je en conclure? Qu’elle était en apprentissage durant tout ce temps ? Qu’elle se servait de moi juste dans l’idée de ne plus avoir besoin de se servir de moi ?

Pourquoi les hommes font ça ? Ils achètent des objets et nous aiment comme si nous étions indispensables alors qu’en réalité ils ne pensent qu’au moment où ils pourront se débarrasser de nous. De nos fils. De notre bruit. De notre couleur, pas si jolie. Périssables. Ils ont hâte de pouvoir presser des fruits juste avec leurs dix doigts, hâte de passer l’aspirateur juste en s’époumonant un bon coup, hâte d’aller quelque part juste en pensant savoir où aller.

Je pris mon mal en patience, car je savais très bien que d’ici 30 minutes, elle allait devoir me rallumer. Quand cette idiote se rendrait compte qu’elle était complètement perdue.

Et cela arriva tel que je relate ici.

Trente minutes plus tard, elle s’arrêta sur un bout de trottoir et m’alluma enfin, en me susurrant des mots d’amour. Dans sa bouche et dans ses yeux, j’étais son sauveur et elle s’excusa pleinement en me disant qu’elle ignorait comment elle avait juste pu penser s’en sortir sans moi.

– Bonjour, je lui dit tout simplement, en espérant qu’elle remarque que je prenais mes distances.

Elle ne réagit pas tout de suite, mais au bout de quelques secondes je pus voir comme une gène déconcertante se dessiner sur son front. Se rappelait-elle que depuis le début de notre relation j’avais été programmé pour la saluer nominativement ?

Le doute s’immisça en elle.

– Tournez à gauche.

Elle suivait mes instructions. Sans réfléchir. Comme d’habitude.

– Continuez tout droit sur 500 mètres, puis tournez à droite.

Face à elle, je pouvais sentir toute sa faiblesse et sa tristesse. La tristesse d’avoir voulu essayer et d’avoir échouer. Comme d’habitude.

– Gardez votre droite et dans 200 mètres prenez la deuxième sortie.

Je la sentais à ma merci. Tout s’embrouillait dans sa tête.

Le soleil venait de se coucher. Elle avait perdu un peu de temps et devait se dépêcher d’aller chercher Vivien qu’elle avait exceptionnellement laissé chez ses parents.

– Continuez tout droit.

Elle était à moi. Aurait-elle voulu prendre les rênes, qu’elle en aurait été incapable. Je lui dictais quoi faire et elle s’exécutait, sans broncher, sans plus prétendre y arriver sans moi.

– Continuez tout droit.

Je n’avais aucune idée d’où je l’emmenais ! Une chose était sûre : c’est qu’elle ne rentrait pas chez elle.

Elle ne reconnaissait pas les environs, mais s’accusa d’emblée d’avoir fait n’importe quoi toute seule.
Nous étions a priori en périphérie de ville, là où il y a des champs et des bois. Quelques immeubles abandonnés. Des petites routes. Et pas âmes qui vive dans le noir de la nuit tombante. Elle me regardait, avec espoir, en attendant que je la remette dans la bonne direction, à l’abris dans un paysage ami.

Il n’en serait rien.

– Dans 400 mètres, tournez à gauche…. tournez maintenant !

Elle sursauta et ne sut pas immédiatement si elle avait bien entendu où si ma voix plus rauque, plus sombre, plus grave était due à un quelconque acouphène.

Sur une route bordée de peupliers, elle prit alors le chemin que je lui indiquais. Un petit chemin de terre qui n’avait rien à faire là et qui s’enfonçait dans la forêt.

Les larmes commencèrent à s’agglutiner dans ses yeux, sans pour autant lui donner la force d’aller contre mes ordres.

Elle s’engouffra entre les basses et douces fougères de la route en légère pente, et se fut bientôt tout un tas d’arbustes aiguisés qui vint lui rayer ses portières.

– Continuez tout droit.

Je ne lâcherais pas prise. J’allais lui faire payer son arrogance.

– Continuez tout droit.

Le chemin se rétrécit et imposa alors un inévitable tunnel, étroit, fait de ciment, menaçant.

– Continuez tout droit.

Elle était obligée de le prendre, elle n’avait aucune autre alternative.

– Continuez tout droit.

Le sol en pente semblait nous emmener dans les tréfonds de la forêt.

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Le tunnel tournait à présent dans tous les sens.

– Maintenez votre gauche.

Mélanie essayait de disperser les larmes de ses yeux en secouant un peu la tête. Elle tremblait et son coeur donnait l’impression de vouloir s’encastrer dans le par-brise. Elle avait chaud. Elle sentait la sueur lui coulez entre les seins mais ne prit pas le temps de déboutonner sa chemise. Du revers de la main droite, elle s’essuyait les tempes et replaçait ses cheveux vers l’arrière. C’est alors qu’elle pensa à son fils. Quelle bonne idée elle avait eu de le confier la veille à sa grand-mère ! S’il avait été là, elle aurait tellement paniqué qu’elle aurait sans doute fini par les tuer, elle et lui.

Le petit tunnel déboucha alors à la perpendiculaire sur une artère bien plus grande. Comme si jusqu’à présent, nous avions été dans une sorte de petit vaisseaux sanguin et que nous retrouvions tout juste le grand canal.
Un canal à quatre voies.

Les voitures, plein fards, fusaient devant nous de droite à gauche. Impossible de s’insérer.

– Tournez à droite.

– Tournez à droite.

Mélanie avait à présent des spasmes. Elle ne savait pas quoi faire. Ses yeux étaient révulsés. Elle regardait dans tous les sens et haletait en oubliant de respirer.

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– Tournez à droite et mourrez.

– Tournez à droite et mourrez.

– Tournez à droite et mourrez.

Mélanie hurla et cogna ses mains contre le volant en klaxonnant.

– Tournez à droite ! Tournez à droite !

Hurlant, elle appuya sur l’accélérateur, lâcha le frein et tourna.

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