LE CLIP DU JOUR : Usher, "Chains"
Ce que je possède de plus précieux (à part mes enfants, que je ne possède pas) c’est mon passeport.
Où est-il aujourd’hui ? Dans quelle jungle ? – ce mot, Calais. Mais la jungle, c’est nous. C’est celle des papiers, de l’attente, du bazar administratif, des promesses pas tenues, des conditions d’accueil dégueulasses, des renvois dans des pays invivables.La jungle, c’est les lianes des frontières qui poussent de partout, qui étranglent le monde – et il y a de plus en plus de frontières, demandez aux géographes. Pas seulement depuis la Chute du mur de Berlin, qui était pourtant un bel espoir. Il y a, non seulement de plus en plus de frontières, mais de plus en plus de murs, de grillages, de douves et de barbelés. Et des gens armés de gants de jardiniers. Voilà trois ans que j’ai en tête un roman, ça s’appellerait peut-être La mer à l’envers, ou Costa Lampedusa, qui parle de ça, ce grand événement contemporain, l’événement lent, long, urgent : le Sud qui va vers le Nord. Le "Sud" à mes yeux c’est aussi la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, ce sont les pays où vivre ne va pas de soi, sur le simple plan du maintien de la respiration. Et tous les pays où un jeune homme, une jeune femme, ne sait pas quoi faire de sa vie. Je ne fais pas grande différence entre tous ces départs. J’ai vu, au Niger, au Cameroun, au Congo, au Maghreb, la glue du quotidien, la respiration impossible. Comment peut-on parler d’appel d’air quand on voit la détresse et la détermination de ces voyageurs ? Pense-t-on vraiment que renforcer les frontières et les pièges (et quoi ? les assassiner ?) va les empêcher de fuir l’invivable ? J’ai parlé avec ceux qui n’avaient pas réussi à passer, à franchir le désert ou la mer, ceux qui s’étaient fait tabasser en Lybie, ceux qui avaient fait des aller-retour dans le désert, ceux qui tentaient dix fois le passage. J’ai parlé aussi, à Londres ou à Paris, avec ceux qui avaient réussi l’exploit insensé de ce passage et qui vivaient avec mille difficultés, d’abord administratives. J’ai parlé à toutes sortes de gens parce que je veux écrire un roman. Et le réel va si vite que sans cesse le roman est en retard. Il faudrait, bien sûr, changer le monde. Dans l’immédiat, il faut être plus humain, et que les pouvoirs publics représentent l’humain en nous. Photographie © Yann Diener