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Musique
Par Laura Aronica

ENQUÊTE : Mais qui est Liberato, le chanteur-mystère adulé par le créateur de Gomorra ?

Sorti de nulle part, invisible, Liberato ne s’exprime qu’en dialecte napolitain et se rit des journalistes. En deux clips d’une beauté rare, ce chanteur-mystère a troublé comme personne le paysage musical italien, mis en jeu les représentations habituelles de Naples et charmé jusqu’à Roberto Saviano, l’auteur du best-seller et de la série Gomorra.

Qui se cache derrière Liberato ? C’est la question à la mode et l’un des secrets les mieux gardés d’Italie. Ni le zèle des journalistes ni l’empressement des fans n’ont apporté, à ce jour, de réponse qui fasse l’unanimité. L’artiste, lui, s’en délecte : alors qu’il donnait il y quelques jours son premier concert à Milan, il a vraisemblablement fait interpréter son titre à un autre chanteur, qui maîtrise mal, contrairement à lui, le dialecte napolitain. Le lendemain, il postait sur sa page Facebook une vidéo de « sa » performance… prise depuis le public, comme s’il s’y trouvait :


DJ Shablo, Izi, Priestess et le chanteur Calcutta interprètent le morceau de Liberato sur scène, le 26 mai.

La frénésie « Liberato » a débuté il y a quatre mois, le 13 février, avec un clip posté sur YouTube et repéré par la version italienne de Rolling Stone. Le jour-même, le magazine le republie en titrant « On ne sait pas qui c’est (sérieusement), mais on adore ». Il faut dire que la vidéo, intitulée « Nove Maggio » (« Le 9 mai », en français), vise juste sur tous les plans.

Avec ce titre, Liberato offre enfin une alternative sérieuse, même s’il s’en inspire fortement, à la vague « néo-mélodique » de ces dernières années – de la variet’ napolitaine sur fond d’instrumentales kitsch, popularisée par les milieux mafieux.

Sa mélodie est simple et entêtante, la voix du chanteur douce et claire. Sa production, à la croisée de la trap et du R&B, contrebalance des paroles au ton plus traditionnel – une complainte amoureuse en dialecte napolitain.

Le clip, lui, est une visite guidée alternative des rues de Naples, dans les pas d’une petite danseuse Hip-hop de 11 ans.

Le clip de « Nove Maggio » (réal. : Francesco Lettieri / photographie : Gianluca Palmeri)

Sans exploser les plafonds de YouTube, « Nove Maggio » se taille un joli succès (un demi-million de vues à ce jour). Et puis le 9 mai, en écho à son premier titre, Liberato sort une deuxième vidéo. Plus narrative, « Tu t’è scurdato ‘e me » (« Tu m’as oublié ») évoque les joies et les déboires d’un premier amour adolescent – et offre, une fois encore, un regard rafraîchissant sur la jeunesse napolitaine.

Le clip de « Tu t’è scurdato ‘e me ».

Le succès de Liberato, en effet, doit beaucoup à Francesco Lettieri, le réalisateur de ses clips. Son œil bienveillant, nuancé, respectueux du passé mais avant tout moderne, inscrit Naples et ses représentations dans leur temps.

À sa mesure, comme l’a fait plus tôt dans l’année le groupe The Blaze avec leur superbe clip tourné en Algérie, le projet contribue (et c’est encore trop rare) à libérer la Méditerranée de son image vieillotte et galvaudée.


Le clip le plus récent de The Blaze, « Territory » (2017)

Malgré cet amour du Sud, le chanteur a d’abord trouvé son public un peu plus haut dans la péninsule, à Rome et à Milan. Naples ne l’a découvert qu’ensuite, mais le fait qu’une figure tutélaire comme Roberto Saviano lui souhaite la « bienvenue » dans un post Facebook l’a consacré, immédiatement, comme héraut moderne de la ville :

Dans ce message élégiaque, le créateur du best-seller et de la série Gomorra se dit « drogué » à Liberato. Il loue son mélange des genresencense son romantisme extrême et salue l’hommage du chanteur, dans « Nove Maggio », à un vers de la « Tammuriata Nera », une chanson d’après-guerre entrée dans le patrimoine de Naples.

Saviano, qui qualifie Liberato de « nouveau mystère napolitain », en fait l’héritier direct de l’une de leurs concitoyennes, Elena Ferrante. Cette romancière de l’ombre, dont la véritable identité résiste aux assauts de la presse internationale, enchaîne les best-sellers sans jamais rien dire d’elle, si ce n’est qu’elle est née à Naples, en 1943.

Dans cette scène du « Voleur de Bicyclettes », réalisé par Vittorio de Sica (1948), un ensemble interprète la « Tammuriata Nera ». Cette chanson d’E. A. Mario raconte la naissance d’un enfant noir dans la communauté napolitaine après la relation d’une Italienne et d’un soldat afro-américain.

S’il est encore loin d’être nommé, comme Ferrante, parmi les personnes les plus influentes du monde par le Time Magazine, Liberato a bien compris la leçon sur l’anonymat en deux actes prodiguée par son aînée.

La première : laisser courir la rumeur.

On l’a ainsi pris pour le chanteur indie pop Calcutta (plutôt plausible : proche du réalisateur des clips, il est l’artiste qui a pris la place de Liberato sur scène à Milan… Mais son napolitain bancal ne convainc pas les fans), pour le jeune Livio Cori, et pour Ivan Granatino, une petite vedette R&B qui en a profité pour surfer sur le buzz. « Granatino n’a jamais été Liberato », a-t-il cru devoir affirmer dans un remix sans grâce de « Nove Maggio », quand il suffisait pourtant d’écouter son « hit » « Chapeau, madame ! je suis Napolitain ! » pour s’en convaincre.

Deuxième chose : se faire avare d’indices.

Sur sa page Facebook, qu’il administre, Liberato ne révèle rien d’intime, si ce n’est qu’il côtoie de jolies jambes et qu’un ami l’a tatoué. Il a créé son compte YouTube le 11 février, deux jours seulement avant de publier son premier morceau, et alimente un Tumblr dont se dégagent trois grands thèmes : la fumette, l’érotisme, et surtout le football, avec une passion prononcée pour l’équipe de Naples et Maradona, le meilleur buteur du club.

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Maradona et Queen. Photographie issue du Tumblr de Liberato. (liberato1926, pour l’année de naissance du club de Naples).

On note aussi un penchant, en vrac, pour les icônes de la Vierge, les roses – devenues son symbole -, Sophia Loren, les photographes Ren Hang et Charles Traub, et le comédien Donald Glover, ou plutôt son alias musical Childish Gambino. Bref, l’artiste a un goût très sûr.

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Images extraites du Tumblr de Liberato.

« Sober », issu de l’EP « Kauai » de Childish Gambino (2015), posté sur le Tumblr de Libero.

En avril, Liberato répondait à sa seule interview, par écrans interposés. Un entretien aussi concis qu’ubuesque (les réponses, envoyées par messagerie, dépassaient rarement le « EH » et les « <3 »).

Cette opacité donne encore une raison de penser que, là où on nous vend un individu, il pourrait tout à fait y avoir un groupe – sur le modèle des Français du groupe l’Impératrice, longtemps cachés derrière une photographie de femme. Ou bien un projet artistique collectif, dont la voix masculine n’est qu’un élément accessoire, comme le laisse supposer le concert du 26 mai (après quelques heures de recherches, l’auteure de ces lignes a bien sa petite idée, mais se gardera de la partager ici).

Mais ce qui interpelle vraiment, c’est la langue choisie par Liberato. Rolling Stone a dû sous-titrer ses dires : en bon ambassadeur de sa région, le chanteur avait refusé de s’exprimer autrement qu’en napolitain. Pour se figurer l’immense niveau de trolling, il suffit d’imaginer qu’en France, un artiste estampillé « cool » ne réponde aux journalistes qu’en alsacien et à côté de la plaque…. On atteint presque le niveau de PNL et de son singe envoyé à leur place en interview.

Si le napolitain, en Italie, est le langage mélodique par excellence, il est menacé d’y tomber en désuétude, notamment à la télévision. Cette obstination à vouloir le défendre est l’un des mystères qui entoure Liberato – et, surtout, l’une des raisons de son succès.

À moitié compréhensible quand on n’est pas de la région, il est si doux à l’oreille que ses admirateurs, disséminés dans toute l’Italie, sont prêts à tout pour le défendre. « Je crois que l’énorme force de ce dialecte se trouve dans cette zone liminaire entre compréhension et imagination, dans laquelle se retrouve celui qui l’écoute et qui n’est pas né au sud de Gaeta », écrit à ce propos le journaliste italien Elia Alovisi.

Un bel exemple de la musicalité du napolitain : « Uè man! », de Pino Daniele (1979). Comme beaucoup d’autres à cette époque, le morceau mélange napolitain et anglais américain approximatif. Une tradition qu’a reprise à son compte Liberato, qui insère lui aussi des paroles en anglais dans ses morceaux.

Le jeune homme, originaire du Nord de l’Italie, avoue « croire avoir compris » les paroles de Liberato : « C’est le même frisson que peut éprouver un anglophone quand il se met à déchiffrer le flow dadaïste de Young Thug ». 

S’il y a donc des chances que le personnage de Liberato ne soit qu’une vaste blague au storytelling parfait, le projet a tout d’un succès exportable. Suivant presque le schéma basique de la mondialisation, il revient à la promotion de valeurs locales (l’exaltation de la ville de Naples), affiche un désintérêt relatif pour l’échelon national (le refus de parler italien), et se joue des frontières existantes (la musicalité, universelle, qui prime sur l’intelligibilité ; la fusion entre tradition et modernité…).

Et ça fonctionne : à l’heure où ses vidéos atteignent à peine le million de vues cumulées, les non-italophones de notre rédaction fredonnent ses mélodies sans pourtant rien n’y comprendre, et des Américains se filment déjà en voiture, dodelinant de la tête, en train d’analyser ses morceaux.

Cinq questions à Francesco Lettieri, le réalisateur des clips de Liberato :

Tu as réalisé de nombreux clips musicaux. Peux-tu nous parler de ton parcours ?
Je viens de Naples mais j’habite à Rome. J’y ai étudié le cinéma. À l’époque, j’habitais avec un mec qui faisait de la musique et je me suis tourné vers la réalisation de clips. Les deux derniers, ceux de Liberato, sont ceux qui expriment plus particulièrement mon univers.

Justement, comment le définirais-tu, cet univers ?
C’est difficile ! Disons que j’essaye d’être à la fois pop et réaliste, et de rester dans le récit. Et, très important, j’allie la recherche esthétique à la volonté de toujours toucher un grand public.

Quels liens y a-t-il entre les deux clips – au-delà du même décor, Naples ?
Ils racontent tous les deux un premier amour avec mélancolie. Le premier, c’est celui d’une gamine de 11 ans pour la danse. L’autre, la première love story de gamins de 16-17 ans.

Comment avez-vous choisi le couple d’acteurs du deuxième clip, « Tu t’e scurdat’ ‘e me »?
Lui, nous l’avons littéralement rencontré dans la rue. Il est né à Naples, son père est Tunisien et sa mère Polonaise. Elle, en revanche, a déjà des rôles d’actrice derrière elle, notamment au cinéma. Tous les autres, on les a plus ou moins trouvés « dans la rue », en casting sauvage, ils n’ont aucune expérience de jeu.

Au cinéma, quelles sont tes inspirations ?
Le cinéma de Larry Clark, mais certaines choses de Garrone aussi.


Matteo Garrone a notamment réalisé le film Gomorra, en 2008.

Lorsque j’ai vu tes clips, j’ai immédiatement pensé aux deux clips de The Blaze, des Français. Tu connais ?
Et comment ! C’est vrai que nos vidéos – mais pas la musique – ont des similarités. J’ai regardé leurs clips, et je pense qu’ils ont influencé en partie notre esthétique. Ca faisait longtemps que la narration dans les clips n’était plus en grâce. Ils ont ramené ça. Ils se concentrent sur un personnage et amènent, en même temps, une vraie réflexion esthétique et un questionnement social plus large. C’est quelque chose de très moderne.


« Virile », le clip qui a faît connaître The Blaze l’an passé.

Je trouve qu’ils racontent une histoire qu’on n’a pas l’habitude d’entendre : celle de la grande proximité entre hommes dans les pays Méditerranéens. Toi, tu racontes Naples comme on n’a plus l’habitude de la voir représentée ces derniers temps. Il y a le bord de mer, les scooters…
C’est drôle que toi, depuis la France, tu remarques ça. Aujourd’hui, et surtout depuis cinq ans, on représente Naples selon l’esthétique Gomorra. Je pense par exemple à PNL, qu’on écoute pas mal ici, et qui est carrément venu de France pour tourner un clip.

C’est vu comme un monde de gangsters et de crime, à l’étranger comme en Italie. Nous, on a une approche différente. Tu vois, dans Gomorra, il est impensable de voir la mer comme on la montre nous : belle, avec le Golfe de Naples, le Vésuve… On est allés chercher dans les représentations classiques, dans la Naples mélodique, celle du morceau « O Sole Mio »… Tout en sortant du stéréotype, en cherchant une poésie nouvelle dans ces images vues et revues.


« O Sole Mio », légende de la chanson napolitaine classique.


« Funiculi’ Funicula » », un autre exemple de ce type.

Cette volonté de « moderniser la tradition » est très assumée ; Liberato fait notamment référence à une vieille chanson napolitaine.
Oui, à la « Tammuriata Nera ». Mais surtout, il chante en napolitain alors que c’est un dialecte qui s’est fait abandonner. Il parle un dialecte très classique, très traditionnel.

Alors. Paradoxalement, il chante en napolitain, mais de nombreux italiens s’étonnent que ce soit de la musique exportable.
Déjà, ils sont surpris qu’il y ait de belles choses chez eux. En Italie, ces trente dernières années, on n’est pas très habitués à une présence comme ça sur la scène musicale, la variété avale tout. Alors qu’il ne faut pas beaucoup d’argent pour que le résultat ait l’air étudié. Et qu’on a des choses écoutables ! En trap, il y a Ghali, par exemple, et plein d’autres jeunes qui émergent avec des choses bien.

Pourquoi tant de mystères à Naples ?
Va savoir ! C’est vrai que Naples est célèbre pour son âme ésotérique. Le mystère est un élément de la culture de la ville. Et ça ne date pas d’hier : nous avons la figure du « monaciello », par exemple, un petit moine qui s’incruste dans les maisons des gens.

Pour revenir à Liberato, une petite question de logistique : comment l’as-tu connu, toi, si tu vis à Rome ?
C’est lui qui m’a contacté parce qu’il avait vu mes clips… et parce que je suis Napolitain. Quand il m’a fait écouter le premier couplet de « Nove Maggio », je suis devenu fou. J’ai tout de suite compris qu’à deux, on pouvait faire du beau travail. On s’est lancés là-dedans à deux. On n’a pas de boîte de prod, de manager, de bureau de presse ou de label derrière nous, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens… C’est aussi ce qui est beau ! On est seuls. C’est spontané, naturel et amusant.

> Pour suivre son travail, rendez-vous sur la page Facebook de Francesco Lettieri

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