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Arts
Par Adeline Grais-Cernea

KUMITE : « Street Fighter, le retour du héros »

Le Kumite est le combat traditionnel et conventionnel du karaté.
Dans notre monde, il est le tournoi international officiel du jeu vidéo "Street Fighter", organisé par Red Bull.
Dans un monde imaginaire, il est le championnat annuel permettant à des prisonniers renégats de reconquérir leur liberté.
Quand les deux se mêlent, on atterrit dans une nouvelle forme de récit : le report-fiction. Où est la réalité ? La vérité ?
Entrez dans l'histoire et vous comprendrez.

Ce jour-là je revenais du cimetière, comme tous les ans à la même date.
Le 20 mars. Date anniversaire de la mort de mon père. J’avais eu une dérogation spéciale pour pouvoir m’y rendre physiquement. Depuis le passage à la Xème République beaucoup de choses avaient changé… « Les droits réels » avaient été amputés au profit « des droits virtuels » et si l’on était autorisé à vivre pleinement à travers nos avatars personnels, dans la vraie vie, presque tout nous était interdit, y compris de se rendre au cimetière pour y déposer quelques fleurs. Les autorités jugeaient que c’était une épreuve psychologique trop importante et qu’elle pouvait entraîner trop facilement la tristesse, la dépression, la colère… Trop dangereux pour une humanité qui avait décidé de se protéger de tout mal-être.
En tant que fille de militaire, j’avais droit à quelques privilèges. Après tout mon père était mort pour son pays alors ce pays me devait bien quelques compensations…

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En ce matin du 20 mars, je remontais tranquillement le Père Lachaise en me disant qu’il fallait absolument que je profite de cette sortie exceptionnelle avant de retourner m’enfermer chez moi. Il faisait doux, pas tout à fait froid, presque bon. Je ne savais plus trop. Cela faisait tellement longtemps que je ne m’étais pas promenée… C’est à cet instant qu’il me percuta :

_ Vous êtes là, c’est parfait !, me dit le vieil homme. Prenez ça. N’en parlez à personne. Surtout pas à la police. Il en va de votre vie.

Je reculai de plusieurs pas en laissant s’échapper un petit cri d’effroi. Personne ne m’avait jamais accostée de ma vie. C’était formellement interdit de parler à quelqu’un dans la rue. Le gouvernement n’autorisait pas que les gens se parlent librement, face à face. Un mauvais mot, un mauvais regard et une bagarre pouvait éclater à tout moment. Trop risqué.

Le vieil homme n’eut pas le temps de m’en dire plus. Il tomba à terre, comme paralysé, tremblant de tous ses membres et je compris alors qu’il venait juste de se faire taser par deux gardes gouvernementaux qui lui sautèrent dessus.
On me demanda ce qui s’était passé, ce qu’il m’avait dit, on nota mon identité et l’on m’ordonna de rentrer directement chez moi, plus de dérogation qui tienne.

Sur le chemin du retour je fus très surprise quand, regardant ma montre, je m’aperçus que je portais un bracelet en tissu qui ne m’appartenait pas. Je repensai alors au vieillard : « Prenez ça »… Est-ce qu’il avait eu le temps de m’enfiler ce bracelet sans même que je m’en rende compte ? Je regardai discrètement mon poignet. Le ruban, il y avait quelque chose d’inscrit dessus.
Je regarderai chez moi, pensais-je. On me suivait peut-être ? Je ne sais pas pourquoi, mais je commençais à devenir parano. Cette journée n’était pas banale.

Arrivée à la maison, à l’abri de tous les regards, je lus l’inscription : Kumite.

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Comme tout le monde, je savais très bien ce qu’était le Kumite

Même si le monde moderne a créé les avatars afin de leur faire faire les choses les plus horribles dans le monde virtuel et ce dans le seul but de préserver l’humanité dans toute sa réalité, certains renégats n’ont jamais accepté de vivre à travers une image pixélisée.
Il en est des dizaines qui se révoltent et bravent l’interdit. Certains commettent des crimes de sang, c’est vrai, mais la plupart, et tout le monde le sait, ne s’adonne qu’à « des crimes de réalité », c’est à dire qu’ils organisent des manifestations, ils parlent aux gens dans la rue, ils vendent des marchandises sans passer par le e-commerce obligatoire etc. Ils finissent tous en prison où ils sont condamnés à se battre toute la journée, manette en main, au travers de leur avatar. On appelle cette peine Le Street Fighter pour leur rappeler que c’est la seule violence que la rue est capable d’accepter. Le combat virtuel.

Tous les ans, le gouvernement organise cependant un grand tournoi, le Kumite, dont le gagnant se voit gracié. Ce tournoi récompense les meilleurs prisonniers et combattants virtuels, ceux qui s’entraînent avec acharnement, ceux pour qui le Street Fighter est devenu une telle passion qu’il n’y a plus aucune chance qu’ils aient envie de vivre dans la réalité et d’enfreindre la loi… Du moins c’est ce qu’ils essayent de nous faire croire.
Mon père nous racontait souvent à mon frère et à moi que le Kumite n’était qu’une façade. Il pensait que le gouvernement cachait quelque chose derrière cet événement, mais il n’a jamais pu découvrir quoi.

Fallait-il que je me rende au Kumite ? L’endroit allait être bondé et on m’arrêterait probablement avant que j’eus pu mettre un pied à l’intérieur de l’arène. Avec ma carte spéciale de fille de soldat on me laisserait peut-être tranquille ?

Les jours qui suivirent, je dois avouer malgré moi que je fus d’une inefficacité déconcertante. Branchée à ma station de réalité virtuelle, je déclarai un arrêt de travail, fis quelques courses, allai au restaurant avec mes amies, au cinéma, discutai avec Joshua, mon petit ami, sans pour autant jamais quitter mon lit. Regardant le plafond. Regardant le bracelet. Trinquant avec Léa et Jessie. Regardant le plafond. Que ferait mon père ?

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À peine me posai-je la question que je sus parfaitement ce que j’allais devoir faire.

Le 28 mars :
La semaine suivante, je pris mon courage à deux mains et déclarai une sortie à la Sécurité Urbaine – chaque habitant avait droit à 5 vraies sorties par an et, hormis mon escapade au cimetière qui n’était, de toute façon, pas comptabilisée, je n’avais pas encore utilisé mes coupons.

Je pris un chemin totalement absurde pour me rendre à l’Arène Wagram où avait lieu, comme chaque année, le Kumite. À l’entrée, je remarquai que les invités présentaient uniquement leur poignet ficelé et entraient tranquillement sans autre forme de déclaration.

Il y avait très peu de femmes et j’eus bien peur de me faire interroger ou accoster… Quelle idiote ! J’oubliais que de toute façon, c’était interdit !
Je ne me sentais pas à mon aise. Cela faisait des mois que ne je ne m’étais pas retrouvée en présence d’autant d’humains en même temps et pour couronner le tout, je n’avais aucune idée de ce que je faisais là…
Dans l’arène planait une odeur très … masculine. Frustrés de ne plus pouvoir se battre, les hommes (plus que les femmes) étaient toujours très friands de ce genre de rencontres.

Je restais dans l’ombre volontairement et me trouvai une place au premier balcon.

Au centre de la grande salle, on avait installé une cage autour de laquelle étaient suspendus 4 écrans gigantesques.
Dans cette cage, bientôt, défileraient les détenus, laissés seuls à leur triste sort…

Pourquoi fallait-il que je sois présente ? À quel moment avais-je bien pu croire que cet imbécile de clochard avait bel et bien un message à me remettre. À moi ? Et s’il s’était trompé ? Et s’il n’y avait aucun message ? Et s’il était tout simplement fou ? J’avais beau essayer de me persuader que j’étais complètement à côté de la plaque, quelque chose m’incitait à rester. À comprendre. À savoir.

Tapie dans l’obscurité du premier étage, je regardais l’assemblée se charger d’impatience et d’excitation. Un gong retentit violemment et une musique poignante et obscure s’élança à travers l’espace.

Les premiers condamnés s’avancèrent. Ils entrèrent dans la cage et dans la plus grande concentration s’installèrent face à face devant leurs écrans respectifs.

Leurs avatars apparurent. Grandeur nature. Le combat allait pouvoir commencer.

Les deux hommes étaient accrochés à leurs manettes, impassibles, regards figés. Il n’y avait aucune angoisse qui émanait de leur posture, au contraire, une méditation absolue. Leurs doigts effectuaient un balai improbable en allant dans tous les sens et sur les écrans géants, ces acrobaties se transformaient en positions de force, en coups mortels, en K.O.

Sur les deux joueurs, un se qualifia. Il n’esquissa aucun sourire. Aucun signe de contentement. Il baissa la tête et fit en sorte de ne pas croiser le regard de son concurrent blâmé. Le vaincu fut emmené de force devant L’Écrin de Liberté. Une boîte à l’intérieur de laquelle se trouvait une bague digitale prouvant que celui qui la possédait, était lavé de toute accusation. Le document officiel affirmant la liberté absolue de celui qui remporterait le championnat.
L’Écrin était fermée par plusieurs cadenas et à chaque perdant de devoir déverrouiller une serrure pour mieux offrir la victoire à quelqu’un d’autre.
Un supplice de plus.

Des duos combattifs s’affrontèrent ainsi pendant plusieurs heures. Nemo, Luffy, Snake Eyes, Valmaster et leurs avatars Rolento, Rose, Zangief, Chun-Li…

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J’étais comme prise au piège dans mon siège. Captivée par cette dimension sanglante. Captivés par les formes surhumaines des avatars de ces prisonniers, professionnels du Street Fighter dans un sens : muscles saillants, disproportionnés, puissance incommensurable.
Je ne savais pas que des avatars pouvaient autant évoluer, se développer. Les miens et ceux de mes amis ou collègues, étaient plus proches de la réalité, des corps « normaux », tantôt chétifs, tantôt dodus. Loin des monstres qui devant mes yeux bataillaient.

C’est en pensant à tout cela que quelque chose attira mon attention. Quelque chose, ou devrais-je plutôt dire « quelqu’un ».
Comment ne l’avais-je pas remarqué avant ?
Dans le public, un homme était différent. Assis au premier rang, immobile et impassible, il regardait les combats avec une implication émotionnelle que je pouvais ressentir jusque sur mon siège. Son visage. Son allure. Ses vêtements… J’avais cette terrible impression de déjà vu.

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_ Je connais cet homme, me dis-je à voix basse, tout en ne pouvant plus décollé mon regard de lui et tandis que le prisonnier dit Chuchu se faisait exploser le coeur à coup de poing…

_ Je connais cet homme, me répétais-je doucement en espérant qu’une lueur de bon sens vienne frapper mon cerveau.

J’essayais alors de faire les bonnes associations d’idées. Ma présence. Pourquoi moi? Le cimetière. Le bracelet. Le vieux fou. « Prenez ça. Il en va de votre vie ». Cet homme. Son t-shirt. Ses yeux… Mon Dieu ses yeux… sa coupe de… Mais c’est impossible ! Hurlais-je du plus profond de mon âme. Cet homme…

Il venait de se lever et faisait à présent le tour du grillage, comme si c’était lui qui était enfermé en cage. Inspectant l’intérieur comme un tigre qui attend que le jeune dresseur s’aventure dans l’enclos.

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Le prisonnier surnommé « Infiltration » était en train de se démener pour rester en vie. Hélas, son avatar, Decapre, ne put encaisser tous les coups et s’écroula, inerte.

_ Il attend quelque chose, c’est certain, me murmurais-je. Qu’est-ce qu’il fait là ? Comment est-ce possible? Je dois rêver. C’est forcément une blague !

J’étais en nage. Mon rythme cardiaque devenait dingue. J’avais la tête qui tournait. Je voulus me lever et réussis uniquement à retomber sur ma chaise, genoux flageolants.

Je voyais flou. J’avais peur de le perdre de vue. Il fallait que je descende. J’aurais pu demander de l’aide, mais je n’osais pas. Les gens allaient se poser des questions. Je n’avais pas le droit d’entrer en contact avec qui que ce soit dans la vie réelle. J’aurais pu me connecter et tenter de tchater avec quelqu’un depuis le monde virtuel. Mais il fallait que je fasse vite. Surtout que le gong annonçait à l’instant l’heure la grande finale.

Bonchan contre Tokido dit « Murder Face ». Deux frères. Ce qui rendait la victoire de l’un tout à fait désolante…

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Je réussis à me faufiler par le corridor, descendis quelques escaliers et arrivai enfin dans la salle principale. Face à la cage.

Les avatars des deux frères étaient en train de s’entre-tuer.

Un peu dans les vapes, tremblante, je m’avançai vers cet homme que je pensais connaître. Quand j’atteints sa hauteur, il fit volte face et me regarda avec une noirceur qui se transforma vite en surprise.

C’était bien lui. J’en étais certaine à présent.

L’avatar de mon père : Guile, le soldat. Aussi fou que cela puisse paraître, il se tenait devant moi. Mon père mort, son avatar l’était forcément aussi ! Mais non. Il était vivant. Et le plus dingue : il était dans notre monde ! Dans le monde réel ! Avec ses muscles. Sa mâchoire improbable et son look de G.I sur le retour.

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_ Papa ? lançais-je sans vraiment savoir ce que je faisais.

_ Marion ! Que fais-tu là ! Ne reste pas là. C’est dangereux. Il faut que tu partes !, me dit-il tout en essayant de garder son calme.

_ Qu’est-ce qui se passe ? Papa ? Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que c’est vraiment toi ?

_ Oui, Marion. C’est vraiment moi. Ce serait trop long à t’expliquer, mais je suis revenu.

_ Mais pourquoi ? dis-je sans pouvoir me retenir de pleurer…

_ J’ai un message à transmettre.

_ À qui ? À moi ?

_ Non… À Tokido « Murder Face ». Lui seul peut sauver l’humanité. Il ne faut pas qu’il perdre, sinon c’….

Et c’est à cet instant précis qu’on annonça le grand gagnant. Bonchan venait d’éliminer Tokido…

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On sortit Murder Face de la cage et on l’emmena alors vers L’Écrin de Liberté afin qu’il déverrouille son cadenas… Guile mit la main sur mon épaule et me regarda avec une grande tristesse :

_ Tu ne devrais pas rester ici Marion. Va te mettre à l’abri. Je dois sauver Tokido. Et crois-moi pour que j’y arrive : il va y avoir de la baston.

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(à suivre….)

Crédit Photo Couverture et HD : Katya Mokolo / Red Bull Content Pool.

 

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